mercredi, février 16, 2005

Ze feuilleton. Suite de la suite de la suite de la... (Part VII)

(... Suite)

On est allé s’asseoir tous les quatre sur une table à pic-nic en bois, puis je suis allé chercher une bière pour chacun. Sarah-Lyne n’en voulut pas. Pas de problème : deux pour moi. Elle aurait voulu une boisson énergétique au lieu. Pas de problème non plus. Avant d’aller la lui chercher, je trinquai avec les gars. J’aime ce carillon, réconfortant comme l’amitié, comme un sourire sincère, comme la bonne volonté elle-même. En lui remettant son espèce de boisson fluorescente, Sarah-Lyne a sorti des comprimés.

- T’as mal à la tête ? demandai-je naïvement.

Elle me lança un regard machiavélique, entre la sournoiserie et une lubrique connivence… Cette fille-là avait le registre émotionnel d’une poétesse. Ou d’une actrice.

Ah oui ! La Locomotive. Les pilules d’extasy ou quelque chose comme ça. J’avais presque oublié. Il y en avait de différentes couleurs. Des blanches, plus grosses – les extasy. Puis des petites bleues. Mais les rouges, c’était une surprise, qu’elle disait. Son gros gorille lui avait promis le ciel et l’enfer en stéréo.

- Qui en prend ? Allez, c’est de la bonne, il paraît.

Les gars gobèrent chacun une extasy. Elle me tendit la main.

- Bof ! J’ai jamais essayé… Mais je pense que je vais passer mon tour, Sarah-Lyne. Ça ne m’intéresse plus vraiment, les drogues pis le méthodique dérèglement des sens. Je me contente d’une petite bière. Puis même là, j’essaye d’arrêter pour alléger mon karma.

- OK. Comme tu veux, bouda-t-elle.

L’ennui, quand on boit de la bière, c’est qu’il faut aller pisser. Ce que je fis. Pour une fois, on semblait avoir prévu le coup et je fus tenté de conclure à ce seul détail que les Allemands organisaient beaucoup mieux que les Français… Des caissons étanches jonchaient l’endroit tels des menhirs ou des statues de l’Ile de Pâques. Il y avait des files devant chacune, hélas, et heureusement que je m’y étais pris un peu d’avance, sinon j’aurais presque fait dans mes culottes. Il y avait trop de monde pour pouvoir uriner à l’air libre quelque part. Anyway.

Je fus accueilli à la table par un enthousiasme partagé et des drinks qui m’invitaient à trinquer. Je ne me fais jamais prier. Et on cala le tout. (Bordel, cette bière révélait une de ces amertumes !) Les sourires illuminaient leur visage.

- Ouais, vous avez l’air en forme… C’est-tu vos petites pilules qui commencent à rentrer ?

Ils acquiescèrent en opinant du chef, les yeux luisants et un sourire peu recommandable plaqué sur le visage.
On a rigolé là un bout. Sarah-Lyne me faisait marrer… Je ressentais tout le plaisir qu’elle anticipait, sa joie qui naissait à l’appel de la danse. Un Beagle excité qui entend le cor. Elle se tortillait déjà, se déhanchait en élevant les bras comme une baladi. C’était sur le point de commencer. Un peu comme au ciné-parc, quand la brunante fait place au chien et loup, que les maringouins entrent par les fenêtres en zézayant, que les klaxons se répondent comme les grenouilles d’un étang et que s’allument telles des lucioles les phares impatients des voitures. On palpait la frénésie, se laissait chatouiller par l’effervescence. Des cris fusaient dans les groupes qui s’amoncelaient (s’agglutinaient), vibraient et migraient tranquillement vers la tente principale. Sur l’écran au loin, près du stand de didjé, on voyait déjà des formes abstraites en continuelle transformation, septième art frappé de délirium tremens, aux couleurs que Newton lui-même n’aurait pu extrapoler avec son prisme. Un battement sourd, régulier comme une machine, lançait un appel tribal, métronome cosmique, hésitation du temps, vibration de plaques tectoniques, tambour d’une galère appareillant pour une contrée qui n’existe pas. La danse du feu sous des couleurs de néons et des stroboscopes qui frétillent comme les ailes d’une libellule. Et tous y répondaient, fascinés comme l’enfant qui s’exclame à la traînée d’une filante poudrant le ciel de lumière. Tous ces stimulis sensoriels me rendaient un peu bizarre, là moi… Anyway.

Sarah-Lyne me prit par le bras et cette fois, c’est elle qui me traîna un moment vers le lieu de culte. Il était l’heure du rendez-vous. On trouva Hans, Peter, Maïté, Laurence et les autres amis de Sarah-Lyne et Guillaume-Antoine sans problèmes, qui se tortillaient déjà comme du bacon dans une poêle à l’endroit convenu. De sommaires présentations furent faites par Guillaume-Antoine, qui n’omettait pas son habituelle exagération. On devait hurler à tue-tête pour égaliser les watts. J’étais le seul qu’on n’avait jamais vu et je dus répondre à quelques questions que je saisissais à peine, à cause du bruit, de un, mais aussi de l’accent. Évidemment, ils ne comprenaient rien de mes réponses et un sourire incertain traînait sur leurs lèvres après l’échange. Anyway, on était ici pour danser; pas pour jaser. On aurait tout le loisir plus tard.

Après quelques pièces, j’ai commencé à me sentir bizarre. Je devais blêmir un peu. Quelque chose ne tournait pas rond. Sarah-Lyne semblait s’en apercevoir, à l’affût de mes symptômes. J’avais dû bouffer une merde ou attraper un virus. Je me sentais tout drôle; pas fiévreux pourtant. Ce n’était pas l’alcool : je n’en avais que quelques unes de bues. J’avais des sueurs froides. Merde, mon premier rave – tu parles d’un moment pour tomber malade ! Je suis resté malgré tout. Peut-être que ça passerait en dansant, comme un début de rhume. La lumière me fascinait et chaque toucher, geste chatouillait l’ensemble de mes terminaisons nerveuses. J’étais un circuit électronique défaillant et je commençais à craindre pour la carte-mère et le CPU (microprocesseur). Que se passait-il ? Paradoxalement, je me sentais bien, très bien !… Si bien. Et je continuais à obéir à la danse comme un chien au sifflet à ultra-sons, d’autant plus que c’est Sarah-Lyne qui apparaissait devant moi à chaque éclair, comme dans un super-huit mal synchronisé. Et ses yeux noirs m’emportaient à chaque flash bien au-delà de la voie lactée. Elle me semblait blanche comme une morte sous le black light, magnifique vampire dont je devenais le Dracula. Elle était sur une scène, les follows la traquant comme une fugitive, et moi j’étais à une table, avec les autres mafiosi, suspendu à son numéro de charme, en train de m’étouffer avec ma bouffée de cigare ou ma gorgée de champagne. Elle devenait Salomé et j’étais disposé à couper n’importe quelle tête. J’étais l’enfant dans une foire, sous le grincement des manèges et les hurlements, une barbe à papa dans la main et le visage tout collant et la masse de caoutchou faisait sonner la cloche à tous les coups. Ding. Ding. Ding. Et il y avait tout ce trafic ! L’eau avait-elle pénétré dans la fourmilière ? Vite ! Il fallait sauver la reine ! Heureusement, elle était juste en face, avec ses grands yeux de guêpes ou d’extra-terrestres, le même qu’on voyait sporadiquement à l’écran technicolore et qui fumait des joints ou exécutait d’autres facéties. Et elle me touchait, me frôlait… Ou c’était quelqu’un d’autre… et je glissais doucement à partir de la vigie dans la grand voile d’un navire une journée de franc-Ouest à l’époque des grands voiliers, des corsaires et flibustiers.

Sarah-Lyne m’enlaça doucement et je sentis avec une précision extrême ses seins se presser sur ma poitrine. Tout n’était que sensualité. Sa sueur, sa douceur, son odeur, ses mains dans mon dos… J’étais sens dessus dessous, mais curieusement, avais-je seulement une érection ? Pourtant je voulais baiser cette fille. Tout était si bizarre dans mes sensations. J’étais sérieusement malade, là moi…

Sa voix me parût fluide et lointaine comme le chant d’une cornemuse déboulant les Highlands pour flotter au-dessus du Loch quand elle s’approcha de mon oreille.

- Est-ce que ça va, Yves ?

- Euh… Je le sais pas… Je me sens bizarre… Je pense que je vais aller vous attendre à l’auto quelques heures. Je me sens pas normal. Je suis comme buzzé bizarre en maudit…

Elle recula d’un pas puis me sourit de toutes ses dents.

- C’est l’extasy puis les autres dopes qui rentrent, mon grand, puis elle me resserra dans ses bras.

- Ben non, c’est pas ça : j’en n’ai pas pris…

Elle me reluqua avec le même sourire que tout à l’heure.

- Bien oui t’en a pris, mon grand…

- Non …

- Eh !…

- … T’as pas fait ça ?!… T’en n’as pas foutu dans ma bière, Sarah-Lyne ?…

Je ne suis pas sûr que je la trouvais drôle du tout. Plutôt le contraire. Et bien que complètement mêlé, altéré dans mes perceptions comme dans mon expression, elle dût remarquer mon désaccord. Je reculai d’un pas par réflexe.

- Prends pas ça de même, Yves ! Envoye mon grand, laisse-toi aller : trippe !

Elle se colla une fois de plus sur le froid poteau que j’étais devenu et me lança les mots que je désespérais d’entendre un jour.

- … Je t’aime… et elle m’embrassa à la vitesse d’un écureuil.

J’étais tétanisé. Est-ce que j’avais bien entendu ? Et pourquoi à cet instant ? Est-ce que c’était sincère ou c’était la dope qui rentrait ? Ou pour me désamorcer parce qu’elle appréhendait ma réaction ? Est-ce que j’avais distinctement entendu, d’ailleurs ?

Puis une pièce que tout le monde connaissait se manifesta suite à une imperceptible métamorphose sonore, un mixage d’enfer (smack my bitch up !), et tous exultèrent et se mirent à sauter, les bras dans les airs et à faire le pogo. On aurait juré des fèves mexicaines sous le zénith brûlant de Baja California. Sarah-Lyne hurla elle aussi de satisfaction puis but une gorgée dans sa bouteille avant de m’offrir le reste. J’étais perplexe, hésitant et gelé comme… Aucune idée dans le fond; je n’avais jamais rien expérimenté de semblable. Mais une chose de sûre : j’avais soif ! Le temps de me désaltérer et de terminer le contenant, Sarah-Lyne s’était évanouie, anguille entre les algues, couleuvre entre les herbes, vague sur l’Océan, dune insaisissable au milieu du Sahara en pleine tempête de sable… J’ai bien crû la voir un moment, pas trop loin vers la gauche, déjà moulée sur le corps d’une autre fille, mais le courant de la foule m’entraînait de l’autre côté, marche d’un glacier aussi lente qu’implacable.

Que s’est-il passé par la suite ? Je ne saurais vous le conter avec certitude. Combien de temps j’ai dansé ainsi, au centre ou en périphérie du poteau magique, avec le reste de la tribu ? Six, sept, huit heures ? je ne saurais l’évaluer non plus. J’étais devenu eux et eux étaient moi, ou en moi, ou à côté... Peu importe. Une sorte de communion tribale, de transe physique. Une fusion corporelle, un magma de sentations, informe comme la lave. Puis j’ai senti sur ma peau ruisselante l’air de la nuit car j’étais en bordure soudain. Et puisque j’étais enfiévré, mon corps a dû se dire que de la fraîcheur lui ferait du bien. Puis il a marché, marché longtemps dans les herbes hautes, à les caresser de ses paumes. Ses pieds faisaient flouch flouch dans la vase mais c’était génial et ça lui donnait envie de poursuivre plus loin dans l’obscurité comme dans le sentier qui t’amène au campe. Il a dû faire un bon bout, mais probablement en rond, dans le noir. (Parfois sa voix interrogeait la couleur de la nuit : Sarah-Lyne ? Sarah-Lyne ?…) Des fois des étoiles dans le ciel. D’autre fois sous un gros nuage qui épongeait toute lumière. Où était la polaire ? Ils n’ont pas la Grande Ourse en Europe ? Elles tournaient. Puis il s’est assis ou il a chuté et la vase était douce, soyeuse et agréable. Tiède comme la nuit d’été. Et il avait si soif ! Et il y avait des flaques d’eau noire. Et il a bu, il a bu avec la main en louche en faisant sluuuurp en croyant que c’était une source. Et c’était si bon. Il avait si soif. Et il a rebu. Et il s’est étendu sur le dos. Et il était si bien. C’était si frais. Et il a roulé sur le côté dans l’herbe. Et il était si bien.

Et il a dû s’endormir. Moi aussi.

(À suivre…)

1 commentaire:

Coyote inquiet a dit...

Merci Nortine. Dis donc, il est six heures du mat pour toi, en France, non ? Tu te lèves tôt pour une Française !... ;o)