(... suite)
Là je suis gelé... Wouhou ! Ce qui est bien avec ces petites pillules, c’est qu’on reste quand même lucide. Je veux dire : je ne me sens pas euphorique comme si j’avais fumé un joint ou sniffé un ligne. Pas même plus sociable et enjoué comme lorsque j’ai un verre dans le nez. Je pourrais presque travailler dans cet état sans qu’aucun boss s’en aperçoive. Je me sens juste plus relaxe. Sacrément plus relaxe. En fait, les cracks de la bourse, les supplices existentiels ou les angoisses métaphysiques, comme c’est là, ils sont disparus dans le trou du lavabo comme les reflets multicolores de l’eau savonneuse. C’est cool. Si le pilote se prend de la fantaisie de faire des loops au-dessus du Fleuve ou du Golfe, il a beau ! Sûrement pas moi qui va le dénoncer. Ça ne me dérange pas vraiment. Ça pourrait même être drôle. En fait, il n’y a pas grand chose qui me dérange. Surtout pas de la voir assise là deux rangées plus loin, presque en face de moi, à lire sa stupide revue Elle-Québec. Bordel que j’en ai rien à foutre !
On est comme dans un gros aquarium, tranquilles comme des poissons un samedi soir sous le black light en train de reluquer le couple de l’appartement qui fait l’amour avec habitude, tendresse ou passion sur le divan (avec ou sans les amis échangistes). Dehors, il y a les avions qui bougent lentement, genre de grosse chaise musicale pour les jumbos (éléphants baleines franches) engourdis. Héhé, comme moi. Quand Isa, Hans-Ulrik et moi on s’est quittés, ma sœur a fait preuve d’une inhabituelle sentimentalité : elle a presque versé une larme en me souhaitant chance et bonheur tout en me serrant dans ses bras. J’ai pris ça cool. Peut-être un peu les pilules... Hans-Ulrik, pour lui, ce n’est qu’un bye-bye-mon-oncle-Yves de plus, en rien différent de tous ceux qui terminent nos occasionnelles rencontres. Trop jeune pour comprendre qu’une année, c’est plus long que de coutume.
- Fais attention à toi puis donne des nouvelles, petit frère.
- Oui oui, Isa, t’en fais pas. Tu viendras me visiter si tu peux. Merci encore pour le lift.
J’ai grimacé quelques sourires du gars au-dessus de ses affaires, gesticulé des bye-byes en prononçant petit nègre pour mon neveu jusqu’à ce qu’il se détourne et oublie ma présence, puis me suis enfoncé vers le goulot de sécurité, grain de sable que plus rien n’empêche de passer de l’autre côté du sablier. De temps en temps ma sœur me renvoye la main pendant que mon passeport est contrôlé, mon billet vérifié, mon bagage à main passé aux rayons X, puis je m’engouffre vers mon destin, seul comme un sidatique devant la mort ou un enfant dans l’obscurité.
- C’est beau. Bon voyage monsieur.
- Merci.
Ouais, bon voyage... Je le souhaite aussi. C’est un gros move que je fais là. C’est en cet instant que j’en mesure toute l’amplitude (conséquances) de ma signature ! Bon c’est fait. Faut foncer maintenant. On ne peut plus reculer. De quoi j’aurais l’air devant mes amis qui m’ont organisé un party d’adieu. C’était peut-être juste un prétexte pour se saouler la gueule une fois de plus dans un bar de Mont-Royal, mais quand même ! Anyway. Il n’y a pas grand chose d’immuable dans la vie, sur quoi on puisse compter infailliblement (indéfectiblement), dont on peut se convaincre (affirmer) l’inexorabilité (l’inaltérabilité). Il y a l’amour d’une mère, il y a la mort, et il y a le temps. Tout le reste est sujet à changement, à renversement ou altération. Tout n’est qu’une gigantesque et imprévisible roue de fortune, large comme la voûte étoilée au chalet l’été. On gagne, on perd, certains plus que d’autres. Mais on peut compter sur le temps. Comme le Fleuve, il coule, puissant et implacable. À la fois un allier, quand les choses vont mal, et un ennemi, quand les choses vont trop bien. Indifférent à nos doléances ou imprécations (supplications). Je choisis d’être optimiste et me rassure en me disant que le temps saura me ramener au pis-aller. Je fumerais bien une cigarette, là moi. Hélas, c’est en France que crépitera (boucanera) la prochaine.
Ding dong. Bon ça y est : les passagers dont les billets sont dans les rangées …etc.
Elle bondit presque de son siège tellement elle semble contente (enthousiaste) de partir ! Elle est sûrement en première classe. Moi je suis en classe ... comment on dit déjà ? Classe commerciale (économique)? Bref en deuxième. Elle prend ses cliques et ses claques. En soulevant son sac et ajustant la courroie sur son épaule dénudée, elle se détourne brièvement et j’ai droit à un coup d’oeil fugace. Je n’arrive pas à l’interpréter. Peut-être tout simplement parce que je l’observais au travers ma torpeur, avec des gestes trop lents ou une certaine immobilité approchant l’impolitesse et qu’elle s’en est sentie agacée, voire indisposée. Un coup d’oeil insondable. Un coup d’oeil de femme, quoi ! Puis elle part avec sa valise à roulettes à poignée téléscopique vers le quai d’embarquement avec les autres (cette fois elle fait la file), remet sa carte d’embarquement, puis disparaît dans la passerelle vitrée. Merde qu’elle est belle...
Anyway, c’est déjà à mon tour. Tu voulais du changement et de l’inédit, mon gars, en voilà !
Soir d’Amérique; matin d’Europe
On entend les turbines, ça sile. Il doit y avoir de la puissance là-dedans ! Ça roule. Vite. Puis ça décolle, ce gros autobus, ce rorqual volant. Trente, quarante-cinq degrés ?.. En tous cas on ne tarde pas à caler dans son siège comme dans un lazy-boy de cuir devant un film du samedi soir. Tu vois les poteaux rapetisser. T’as le vertige. Puis t’es déjà trop haut pour le ressentir (l’éprouver). Le paysage perd sa troisième dimension. C’est Montréal au complet que tu embrasses du regard (de l’œil), le cou cassé comme une girafe ou un personnage de Modigliani pour atteindre le hublot. Le Mont-Royal, le chemin Olmstead, tout entortillé, l’oratoire, la double cheminée de l’incinérateur sur Des carrières, le Goldorak blanc du Stade. Tu roules, puis le centre ville, le Fleuve, les ponts, Longueuil et tu files vers l’autre rive de l’Océan, petit clignotement bicolore qui traverse en chuintant la nuit des terriens ou des marins. Dans six heures, tu seras à l’endroit d’où tes ancêtres ont appareillé, quatre cent ans plus tôt. Dans six heures, tu te taperas un beau karma tout neuf.
On était deux parmi tous les passagers dont les bagages furent égarés par Air France et qui devaient les récupérer dans les 48 heures. Et il a fallu que ce soit elle et moi. Mon passeport estampillé – j’avais insisté pour qu’on appose le sceau étatique, quand notre carnet en contient peu, on tient à chaque gallon médaille (trophée) de nos pérégrinations -, on nous suggéra à tous les deux d’aller remplir les formulaires requis (appropriés indiqués). Isa, qui a d’avantage voyagé que moi, m’avait averti que les pertes de bagages sont fréquentes et qu’il est sage de transporter dans son bagage à main le nécessaire de quelques jours. Je ne me sentais pas trop pris au dépourvu. Brosse à dents, bobettes et tralala. En remplissant les formulaires de réquisition, on me donna en plus un kit d’urgence comprenant les indispensables pour procéder à sa toilette et fonctionner quelques jours. Caleçons en moins. Ça m’allait et je remerciai l’employée qui m’accueillait avec professionnalisme et gentillesse dans ma nouvelle vie française. Nonobstant la perte de mes affaires, les choses commençaient bien. Quant à l’autre, je m’en foutais toujours et ne lui avais pas vraiment adressé la parole pendant qu’on nous guidait jusqu’au bureau des réclamations. Je refusais de me laisser intimider et encore plus de démontrer que je pouvais l’être en tentant maladroitement de lui parler, ce qui à coup sûr se serait soldé par un échec, la cuisante démonstration de mon ineptie à distraire, dérider ou intéresser une fille comme elle, de sa prestance. (Savez comment sont les Québécoises ?) Je sentais tout de même la beauté émaner de chacun de ses pas et son odeur nouait ma gorge. Comme sur un nœud dans un fil à pêche, je zigonnais dans mon démêlage intérieur afin de retrouver la droite ligne de mes émotions. J’observais les architectures impressionnantes de Charles de Gaule et l’immense ballet des avions qui, soit valsaient lentement, soit se reposaient autour de la piste de danse, me laissais imprégner par mes premiers moments en France, me questionnais sur les gardes de sécurité en bleu qui portent la mitraillette en bandoulière, me laissais pénétrer par cette énergie qui bondit sur nous en posant le pied sur la terre Européenne, cette électricité dans l’air orageux, cette effervescence comme un alka seltzer qu’aurait absorbé un continent en proie à une indigestion d’homo sapiens. Ça grouillait de partout. Des hordes d’humains, malgré l’heure hâtive du matin à laquelle nous avions atterri. Et dire que je trouvais qu’il y avait foule à Dorval !
Elle ouvrait la marche, accompagnant l’employé qui nous guidait. Moi, je suivais de près à ses côtés, juste assez en retrait pour ne pas avoir à lui adresser la parole, les deux sentiers de nos vies se frôlant quelques instants puis s’écartant dans leurs directions respectives, vers leurs destinations respectives. Chacun sa classe, son siège, ses bagages, son voyage à Paris : sa vie. Chacun son karma. Parfait comme ça. Je me suis assez fait chier de même : j’ai pas traversé l’Atlantique pour répéter les mêmes gaffes (m’engager dans les
mêmes culs de sac).
Elle paraît davantage contrariée que je ne le suis – peut-être l’effet des pilules qui ne s’est pas tout à fait dissipé dans mon cas et un excès de caféine dans son cas... Je lui offre donc de passer la première et m’assoie patiemment sur les sièges le long du couloir. On est misogyne, fru, mais on demeure poli. (on est bien élevé)
- Merci... qu’elle me dit doucement.
C’est la première fois que j’entends sa voix et elle m’électrocute… mais je m’en fous carrément ! Je me vautre d’observations, l’esprit aiguisé par toute cette nouveauté qui s’offre à mes sens. Tous mes sens me disent que je ne suis plus chez nous, mais dans un ailleurs. Similaire – les aéroports se ressemblent tous un peu – mais un ailleurs tout de même. Je suis en Occident toujours, mais plus en Amérique. L’espace est différent. Les gens le sont. Ils marchent plus vite, parlent plus fort et prononcent comme en mordant. Dans la vie ou dans leur prochain, je ne sais encore. Mais ils ont les muscles de la gueule plus développés que nous on dirait. Elle entre dans le bureau et je la regarde s’immiscer dans l’entrouverture, se tourner pour fermer la porte. Elle est vraiment belle cette fille. (Savez comment sont les Québécoises ?) J’ai encore droit au petit coup d’œil bizarroïde. Je n’essaie même pas de tenter de peut-être espérer en cerner la signification. Trop à faire, à observer. Si j’avais mes bagages, je pense que je sortirais un cahier et prendrais des notes, histoire de cristalliser les impressions de mon arrivée. C’est un tic chez moi : noter. Noter des idées, des sentiments, des émotions, des pensées, des impressions ou sensations, des détails du quotidien ou rien du tout parfois. Je ne sais pas pourquoi je fais ça et on m’a toujours dit que je perdais mon temps. Anyway. Le problème de noter ou non ne se présente pas réellement… Quoique ! je peux griffonner quelques phrases sur l’enveloppe de mon billet d’avion. Heureusement, par contre, j’ai ma caméra sur moi et je prends quelques photos, entre autres des agents en bleu avec des mitraillettes qui déambulent lentement. Suite au flash, une des recrues s’avance vers moi et me dit :
- Vous n’avez pas le droit de prendre des photos de C.R.S. monsieur.
- Ah, pardon... Et c’est quoi un CRS ?
- Ben c’est nous !
- Oups ! Désolé... je savais pas.
- Bon ça va... Vous êtes canadien ?
- Euh, oui, Québécois.
- Bon allez, bon séjour ! qu’il me dit en levant la main et retournant joindre son groupe.
La lumière d’une radieuse matinée s’infiltre par les grandes structures vitrées aux arrêtes (armatures) métalliques qui évoquent rien de moins qu’une cathédrale. On s’y sent petit. Dire que je suis en Europe ! Incroyable. Je vais pouvoir me vautrer dans l’art et la culture, me noyer dans l’architecture, voyager, visiter toutes les capitales, connaître tous les peintres, fouler les pas des écrivains, poètes et musiciens célèbres, me recueillir sur leurs tombes ou mausolées.
Ça brasse à l’intérieur du bureau. Le ton monte. La belle, on dirait qu’elle a son caractère, en autant qu’on puisse qualifier le fait de piquer des crises comme du tempérament. Pour ma part, je pense plutôt que se dominer en est une démonstration plus patente (pertinente valable convaincante). Anyway, pas mon problème. Je perçois (saisis) quelques bribes lors des accès :
- Je les veux !... J’en ai besoin !... Toutes mes affaires sont là-dedans... C’est quoi ce service-là ?!...
- On n’y peut rien, madame. C’est comme ça. Encore une fois, nous sommes désolés des inconvénients que cela vous occasionne...
L’obstination dure un temps, puis silence, le temps qu’elle signe les papiers sans doute. La porte s’ouvre sèchement, puis elle part en coup de vent en la claquant, toujours aussi belle et d’avantage à cause du pourpre qui farde ses joues. Cette fois elle ne me regarde presque pas et fonce devant elle et le bruit de ses pas s’amenuise alors qu’elle disparaît dans le couloir, la nef en fait. Plutôt fougueuse comme fille on dirait. Chiante même. J’ai une pensée compatissante pour son chum. Je termine la phrase que j’étais en train d’écrire, puis c’est à mon tour d’entrer dans le bureau pour remplir les papiers. Comme je précisais, j’ai droit à un excellent service, la perte de mes bagages en moins. On me les acheminera à mon hôtel d’ici deux jours. C’est correct, ça me va.
Non, ce n’est pas à mon hôtel qu’elle campait. J’ai eu la paix pour un temps. Heureusement, car j’avais amplement à faire et à découvrir, en plus de me remettre des six heures de décalage. Six heures d’avance sur son karma, c’est pas gratis ! Ça fuzze et ça buzze légèrement au début. On dort bizarre les premières nuits. Faut que l’âme s’ajuste, se moule aux racoins. On a tendance à se réveiller tard et à rater l’heure du déjeuner; pardon, du petit dèj... Heureusement, j’avais à peine somnolé pendant la traversée, donc je n’ai eu qu’à passer une pleine journée à marcher pour m’endormir comme un bébé pas trop tard le soir. Et quelle journée ! Vous imaginez le choc de découvrir d’un seul coup l’Europe, la France et Paris ? C’est comme une gifle, un bain de neige au jour de l’an, le choc d’une clôture électrique alors tu pissais distraitement dans le noir. Électrisant, sursautant. Tu dessaoule d’une shote; l’effet des pilules disparaît en un claquement de doigts ! L’effervescence (frénésie, exubérance) est omniprésente. Les décibels et la cacophonie se réverbèrent sur toutes les parois de cet inextricable labyrinthe beige aux murs de six étages. Les klaxons, les gens qui gueulent, les mobilettes sans résonateur, les émanations de diesel, les vespa ou scooters partout, les rues en dalles ou pierres glissantes, des embouteillages monstres, les cheminées comme des tuyaux d’orgues en argile orange sur les toits de taule, les boîtes (pots) de géraniums à chaque fenêtre, aucun chat mais mille chiens... Rendu à l’hôtel, après avoir vu avec une émotion amusée l’Arc de Triomphe et la tour Eiffel en taxi, t’es perdu comme tu ne l’as jamais été, même dans le plus creux du bois jadis à l’orignal ! Je paye. J’utilise des Francs pour la première fois. J’ai été obligé de les plier longitudinalement en deux pour qu’ils tiennent dans mon portefeuille. Bleu le cinquante, orange le deux cent, beige le vingt avec la bette à DeBussy et son toupet alterno. Mon hôtel est dans le dixième arrondissement. Je ne sais même pas ce que ça signifie... J’imagine que c’est rond, un arrondissement ? Mais autour de quoi, là, fouille-moi ! Paris doit ressembler plus ou moins à un paquet de boules avant la casse... Hotêl Louxor (Taylor), rue Taylor. C’est plutôt une ruelle, enfin. Le type qui m’accueille est un sympathique algérien. Je lui demande la chambre qu’on m’a supposément réservé. Il sursaute.
- Mais... vous êtes Canadien ?
On ne peut vraiment pas leur cacher. C’est gentil, plutôt amical lorsqu’ils disent ça me semble-t-il. Dans son cas, à tout le moins.
Il me remet la clef avec une certaine déférence exagérée (risible emphatique ampoulée) qui me porte à sourire :
- Monsieur, votre chambre ! comme s’il s’agissait d’une suite VIP au Ritz-Carleton ou au Reine-Élizabeth. À moins que l’agence ait fait les choses en grand et que c’en soit véritablement une ? Vu du hall d’entrée (vestibule), l’hôtel s’apparente davantage à un bed and breakfast qu’à un cinq étoiles ! Anyway.
L’œil fuyant, je me retiens de pouffer en saisissant la clef et son immense identificateur plastifié. Trois cent douze.
- Monsieur voyage sans bagages ?...
- Ouais, j’voyage léger... J’suis tueur à gage.
Je tente immédiatement de lui expliquer la situation véritable, mais c’est à croire qu’on ne parle pas la même langue :
- Pardon ? Vous dîtes ?... Pardon ?...
Je m’y prends à quelques reprises, parle plus lentement, articule davantage, comme si je croquais une pomme. On finit par s’entendre; je pense. Je m’attends à gravir deux étages, mais c’est trois qu’il me faut plutôt escalader dans un escalier étroit et tortueux. Soit c’est une exception, soit ils comptent leurs étages différemment de chez nous. On verra. Ça semble calme. Je serai confortable ici pour m’acclimater quelques jours. Voilà la 312, chiffres d’or sur fond brun. J’enfile la clef, tourne la poignée. C’est encore barré. Ah ! il faut faire deux tours avec la clef. Je comprends finalement l’expression : verrouillé à double tour. Je découvre la chambre... Ce n’en est pas une; c’est un garde-robe ! C’est ... disons : petit. La première idée qui me traverse, c’est : où diable je vais déposer mes poches quand on me les livrera ? Une par-dessus l’autre sur le Turquie – pas le choix ! Il y a un lit de cinq pieds et demie environ : les pieds me dépasseront, c’est tout. J’espère que les nuits ne sont pas trop froides. Une toilette et un lavabo, et un bec téléphone large comme un cœur de tournesol en argent au-dessus. On fait pipi, se brosse les dents et se shampouine simultanément. Étrange. Mais on va pas critiquer ! On s’adapte. On n’est pas venu ici pour faire la fine bouche ou l’Américain et exiger les mêmes choses qu’at home. Finalement, je m’accommoderai fort bien de cette demi chambre d’université ou de cette grosse penderie avec un filet d’eau courante. Anyway, c’est plutôt dehors que ça va se passer. C’est le solstice demain. Il fait chaud et une lumière profuse tombe à pic dans ma chambre. La fenêtre est ouverte. Il y a une école ou une garderie tout près : les cris des enfants, suraigus, percent l’air étale du zénith indolent. Ça me fait sourire. Ça sue de poésie je trouve. J’ai le sentiment de jouer dans un vieux film français - peuchère, Marius ! Par la fenêtre, c’est une ruelle agitée, vivante, exubérante qui se dévoile lorsque j’y passe la tête. Je m’assois quelques instants sur le rebord et contemple la scène, observe cette fourmilière surexcitée. Beaucoup de nord-africains dans le coin. Une chance qu’Isabelle n’est pas ici, elle qui a tant le vertige : elle ne supporterait pas de me voir assis comme ça, une jambe dans le vide comme si j’allais sauter. Je fume enfin ma première cigarette dans l’Hexagone, une des Du Maurier qui me restent. La vie est merveilleuse des fois .
Yves Vadeboncoeur, mon gars, t’as ben faite de signer !
Je pense qu’il fait juste un peu plus frais ce midi qu’à mon départ de Montréal hier; tantôt... Enfin ! Je vais d’abord enlever tout ça, me foutre en culottes courtes et attacher le velcro de mes sandales. En bas, dans le salon, j’ai remarqué qu’ils avaient Internet. Je vais descendre envoyer un courriel à ma sœur pour la rassurer et lui écrire que je vais bien. Mieux que ça même ! C’est ce qui est génial d’Internet : t’es à l’autre bout du monde et tu peux donner des nouvelles comme si t’étais à ton appartement, tout près. La bille rétrécit. Puis je vais aller avaler mon premier repas en France et dévaler mes premiers kilomètres dans la ville lumière. Faut faire comme les chats : explorer et apprivoiser son nouveau territoire. Pas le choix : c’est comme ça la vie.
C’est une ville magnifique que j’ai découverte les premiers temps et qui explique par son architecture seule le nombre incalculable de touristes que j’y croisais en arpentant ses rues comme un géomètre infatigable. Comment je pouvais deviner qu’ils étaient comme moi des touristes et non des Parisiens ? Facile : nous étions tous en culottes courtes et en t-shirts; eux parlent au cellulaire. C’est qu’une chaleur comparable à celle qui sévissait à Montréal nous accablait ici aussi. Tous concordaient là-dessus : c’était exceptionnel ici. Normalement, les étés étaient plus frais, m’assurait-on. Je ne m’en plaignais pas, sauf que par moments je me serais volontiers laissé tomber en pleine face dans une piscine ou plan d’eau, même tout habillé et quitte à faire un flat, afin d’échapper au smog qui étuvait la ville comme un couvercle d’acier. Il n’y avait que des fontaines où je pouvais parfois laisser détremper les ampoules de mes pieds. Rien d’autre. Mais des fontaines, il y en a ! Et des belles, comme la St-Michel ou la Médicis, Place de la Catalogne ou des bassins comme celui aux tuileries. Mais ce n’est pas tout. Des sculptures ! Des églises ! Des cathédrales, clochers ou chapelles ! Des opéras ! Des Palais ! Des Musées ! Des ruines romaines et romanes ! Et des ponts – qui transforment la Seine en scène ! Et des monuments ! Et des constructions diverses de toutes époques d’une beauté ou parés d’une aura (charge) historique à peine croyable (concevable) ! Et des noms et des endroits célèbres, presque mythiques ! Je me gavais de tout ce que mon oeil pouvait saisir, englober ou embrasser avec une gourmandise et une avidité capable presque d’entraîner (induire) la honte. Je me couchais le soir avec des images qui virevoltaient dans mon crâne comme les carrousels colorés et tapageurs des places, amalgame tourbillonnant qui me laissait croire que je pouvais avoir rêvé, tellement mes journées affichaient (empruntait aux cirques leur féerie) la féerie d’un cirque. Anyway.
Là, vous voyez, les choses vont plutôt bien. Je suis dans le Jardin des Tuileries, première journée. Elle, elle m’est presque sorti de la tête. Avec le nombre de belles filles, femmes que je croise ici. C’est époustouflant. Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de beauté dans cette ville ! De toutes façons, je n’ai aucune idée de son nom et c’est très bien comme ça. Penché sur mon calepin comme un vautour sur une carcasse au crépuscule, je note et dissèque mes pensées, démarque (identifie et tague) les échos dans mon âme.
Premier jour. Je viens de me dénicher un petit coin, à l’ombre sous un pin (ou est-ce un cèdre du Liban) aux Tuileries. En cinq coins de rues à peine, j’ai passé un film APS au complet. Un autre pour Le Louvres et le pont neuf, l’Église St-Eustache et châtelet les Halles. Je sais maintenant que les arrondissements forment un colimaçon excentrique. Je vais les visiter un par un, en commençant par le premier, où je suis. Tout est si intense ici ! Le silence n’est nulle part, remplacé par des pin pons incessants (continuels). Quelle exubérance ! Quelle frénésie ! Quelle énergie ! Je comprends pourquoi tous les artistes sont venus vivre ici. Et si on devait vendre son âme au diable, j’affirme qu’il faudrait inclure un ou plusieurs séjours à Paris dans le deal !
Maintenant, par contre, ça va moins bien. Tout ce bruit continuel depuis quelques jours a fini par me donner mal à la tête. Je me sens anxieux et parfois presque angoissé, comme un chat lorsqu’il y trop de visite. Je m’enfonce dans le métro pour aller vers le Sacré Cœur, à mon avis plagié sur l’architecture de l’Oratoire St-Joseph... Comparé au Tohu-bohu qui règne en surface, même le wagon bondé me repose pendant que la ligne 4 me conduit vers le 18 ème, au Nord. C’est moins bruyant que dans la rue. Il y a des parcs... enfin, des carrés de sable ou d’herbe rase (des green de golf) un peu partout, mais nulle part la nature comme je suis habitué à en trouver chez nous. Ça me manque un peu je dois avouer. Cette ville n’est que beige ! J’irai voir le bois de boulogne demain ou après-demain; voir de la verdure me fera du bien. Ici, les arbres ne poussent qu’en rangées, droites rectilignes, géométries angulaires harmonisées avec la symétrie des corniches, des balcons... Mais pas des rues : sont toutes croches; pas un seul angle droit dans toute la carte de Paris ! Je n’arrête pas de me perdre. Faut faire comme les rats et mémoriser le labyrinthe. Pas le choix : c’est comme ça la vie. Heureusement, j’ai du temps : l’agence ne m’a pas encore appelé. Anyway.
Là, ça va vraiment pas terrible. Je ne sais pas si c’est leur eau, les andouillettes accompagnées d’haricots verts que j’ai expérimentées ce midi ou quoi, mais en sortant du café (bistro) tout à l’heure, je pensais lâcher un pet et j’ai eu une mauvaise surprise toute humide jusqu’aux chevilles... Toutes les toilettes publiques que j’ai croisées, ces espèces de caissons étanches qui t’allouent 10 minutes avant de t’irradier pour la modique somme de 2 Francs (???), eh bien, elles sont toutes hors service; h.s. comme ils disent. Pas de toilettes nulle part ici ! Et inutile espérer trouver une ruelle vide perpendiculaire à Oberkampt, une cour abandonnée sur République, ou la cour arrière déserte d’un bar où la faune va y fumer son joint tranquille : ça n’existe pas ici. Tout l’espace est occupé. J’ai l’air fin ! Heureusement, c’est dimanche soir et il n’y a pas trop de passants. Je devrais être bon en marchant les fesses serrées pour aller savonner mes jeans et mes shorts dans ma chambre de bain à multiple usages sans trop me faire remarquer sur le chemin du retour vers l’hôtel Louxor. Yeurk !
C’est chiant parfois la vie.
Kata ton daimona eaytoy, c’est ce qui est écrit sur la tombe de James Douglas Morrisson au Père Lachaise. Le gardien m’apprend que ça signifie : contre les démons intérieurs. Ils ont retiré sa statue (buste) et posté un garde depuis un an. Les fans exagéraient. D’ailleurs un Américain tente de voler une relique pendant que je m’entretiens avec le surveillant. Le touriste se fait prendre et j’assiste à une autre scène agressive : il se fait expulser manu militari. Il y a beaucoup de violence ici; heureusement, verbale la plupart du temps. N’empêche, j’ai assisté à deux bagarres déjà.. L’enrobage de politesse auquel je suis accoutumé m’apparaît plus mince que chez nous, comme leurs silhouettes d’ailleurs. Le temps est toujours magnifique.
Notre-Dame ! L’Ile de la cité et l’île St-Louis ! Il y a des hordes de touristes et des gitanes avec leurs bébés qui mendient. Elles m’adressent la parole en anglais ou me présentent un écriteau en français approximatif. Je ne peux plus en donner : trop nombreux, les mendiants, et je n’ai pas encore perçu mon avance. Il faut que j’économise plus sérieusement et que je songe à amorcer mes préparatifs. Le temps passe. Lentement comme l’eau glauque de la Seine sous cette canicule, mais il coule tout de même. Ce soir il y a un spectacle symphonique gratuit de Richard Strauss au Parc André Citroën; je verrai la tour Eiffel toute illuminée sous les stroboscopes par la même occasion.
Bon anyway !
J’ai parlé aux gens de l’agence. On m’a un peu expliqué de quoi il en retournait, qu’ici, entre nos missions chez le client, on fait de l’inter contrat, une sorte de chômage avec présence au bureau. On nous fait exécuter des niaiseries, histoire de justifier leur salaire et leur poste, et nous, on fait semblant de croire en la nécessité de leur réalisation et feignons de nous appliquer à notre tâche fictive. C’est ça la France ! Tout le monde est heureux. Chacun à sa place, son poste ou sa position. Tu fais semblant de travailler, d’y croire; en échange, on te paye grassement. Le paradis du syndiqué. Aucun problème avec ça !
Là où ça fonctionne moins bien et qu’un effort sans nom t’est exigé (exigible), c’est lorsque tu deviens le client ou le quêteur de services. Les choses se gâtent alors un peu… Je ne pouvais ouvrir de compte en banque afin d’y déposer l’avance que mon agence m’allouait parce que je n’avais pas encore d’adresse fixe à Paris. Je ne parvenais à signer aucun bail car aucune crédibilité bancaire ne m’était reconnue. J’avais beau leur présenter le chèque, j’obtenais invariablement le même " désolé monsieur… " aussi inflexible (rigide) et dur que poli (et explicité ou obséquieux) dans sa formulation... Jusqu’au gain qui n’appâtait plus personne ! Mon compte américain ne me permettant aucunement de débourser pour les deux mois de caution, en plus du premier loyer (hors de prix, soit dit en passant), je repartais bredouille depuis une bonne semaine déjà de tous les arrondissements de la ville lumière. Que ce soit d’un logement ou d’une succursale bancaire, semble que je laissais des gens profondément désolés un peu partout derrière moi !
C’est comme ça que j’ai rencontré mon co-loc (tawin) et que j’ai revu la belle une dizaine de jours après mon arrivée. Sur un site Internet consulté depuis l’hôtel, j’étais tombé sur quelqu’un qui se cherchait un co-loc dans le 14 ème ou 15 ème arrondissement. L’apparte était pas si pire. C’était dans le 15 ème finalement, mais tout près de Montparnasse. Wow ! Miller, Modigliani, Sartre, Beauvoir, (Soutine ?)… Ça c’est des voisins ! Un F3 (F2) je pense; un quatre et demi finalement. Petit comparé à nos appartements de Montréal, mais spacieux dans le contexte densifié de Paris (densité parisien). Je demeurai silencieux durant la visite, ne donnai mon avis qu’à la toute fin.
- Ouais, pas pire…
Il sourit en coin.
Au début, je croyais que vous étiez Belge, mais vous êtes Canadien, n’est-ce pas ?!
- Ouais, Québécois. Tu peux me tutoyer.
- C’est quoi ton nom ? demanda-t-il, avec quelque chose de sourd comme un basson dans la fin de sa phrase, dans le timbre ou la prononciation du mot " nom ". L’accent du seize ou du septième, quoi !
- Yves. Toi ?
- Guillaume-Antoine de la Porte St-Michel.
Ayoye…(Voilà, j’étais fixé. Bof ! Pas de mal à habiter avec un richard.)
-Quoi ?…
Non non. Rien. Enchanté. Et nous nous serrâmes la main.
Guillaume-Antoine consentait à m’accepter comme co-loc en autant que je paye mes bills rubis sur l’ongle, ce dont je l’assurai (que je lui promis). À première vue, le gars paraissait plutôt cool, relax, et ne pas trop s’en faire avec les formalités, ce que j’apprécie et qui me rassura passablement. Surtout que la comparaison était marquée avec d’autres propriétaires ou agents qui me présentaient des listes interminables de description de l’appartement avec les trous dans le mur comptabilisés, d’énumérations de mobilier, de contenu d’armoire, etc. lors de mes visites précédentes. Tout ça évidemment avant que je leur expose la problématique que vous connaissez. Bref, ici, ça augurait mieux.
J’avais bien vu qu’une personne dormait dans son lit, emmitouflée sous la douillette (duvet) quand il m’avait laissé jeter un œil rapide dans sa chambre, sombre à cause du rotin déroulé, mais en fait, c’est davantage l’autre chambre qui avait retenu mon attention, celle qui deviendrait la mienne. Elle était correcte, avec un ancien foyer en marbre noir lézardé sur lequel je pourrais corder mes photos du Québec et les contempler les jours de nostalgie ou de mélancolie pluvieuse. Le mobilier était déjà en place; je n’avais qu’à lui acheter. Le prix me semblait abordable (raisonnable). Enfin, mobilier !… Lit, bureau, table de nuit et barre métallique pour suspendre son linge. Quant au loyer, je ne trouverais mieux nulle part dans les arrondissements recommandables de Paris.
Après avoir longuement bavardé, s’être tous deux décidé et avoir procédé à la remise des clefs, on tétait un mélange français très corsé et sans lait dans de minuscules tasses en porcelaine blanche (des bols à soupe Won-Ton) Guillaume-Antoine et moi en discutant des modalités de déménagement quand une sorte de fantôme blanc sortit en titubant de la chambre et s’arrêta sec dans son bâillement devant la cuisine. De tous les appartements de Paris, fallait qu’elle roupille dans celui-ci ! Évidemment, nous nous reconnûmes tous les deux tout en feignant de ne pas trop. Là ça augurait moins bien. Compliqué en tout cas.
Mon nouveau co-loc fit les présentations :
- Sarah, ma jolie, je te présente Yves, qui va habiter ici cette année. Yves, c’est Sarah-Lyne. Elle est Québécoise comme toi.
- Salut.
- Salut…
- On était dans le même avion je pense ?
- Pis aux bagages perdus…, ajoutai-je, à peine sarcastique.
- Yves travaille en informatique sur Paris pendant un an.
- C’est drôle, t’as pas l’air d’un informaticien… me reprocha-t-elle d’emblée. (souligna-t-elle)
Ça m’agaça légèrement puisque je voulais non seulement croire à ma nouvelle vie, mais aussi qu’on y croit. Je ravalai ma susceptibilité et tentai de faire le drôle.
- Chut ! Je suis en mission secrète. L’informatique, c’est juste mon front. (Je suis venu pour convertir les Français à l’hygiène) Pis toi, qu’est-ce que tu fais ici à Paris ?
- Du théââââtre, m’apprit-elle avec grandiloquence (emphase). (Ça expliquait son petit look excentrique) Je suis au conservatoire en art dramatique, ajouta-t-elle avec quelque chose de français déjà dans l’accent. (Ah non ! Ça je suis pas capable : une Française du Plateau Mont Royal !)
Puis elle m’apprit qu’il y avait plusieurs conservatoires ici, un dans chaque arrondissement en fait et que le sien se situait dans le seizième, de l’autre côté de la Seine.
-Vous avez mangé, les mecs ? poursuivit-elle.
Guillaume-Antoine et moi nous regardâmes une seconde avant de faire signe que non.
- Attendez-moi. Je saute dans la douche et on va manger quelque part ? D’accord ?
Guillaume acquiesca.
- Pourquoi pas, consentis-je à mon tour. Je n’avais rien d’autre de prévu.
Grâce à une adresse fixe, je pourrais enfin briser ce cercle vicieux de mon avance qui commençait à m’exaspérer. J’essaierais de régler l’affaire dès le lendemain, après le labyrinthe de la préfecture où je devais retourner remettre des documents que m’avaient transmis l’agence afin d’obtenir mon permis de séjour ou visa de travail. J’aurais des fonds sous peu, pouvais donc me permettre ce soir une sortie plus coûteuse au resto.
Elle était plus belle encore en sortant de sa douche, quoique son petit côté débraillé et ébouriffé d’après sieste ne laissait pas indifférent. Disons qu’elle était plus… organisée. Sa beauté s’était sophistiquée. Diamant brut tout à l’heure, elle s’était taillée elle-même en pierre précieuse de grande beauté et de grande valeur. Ses cheveux partaient toujours dans tous les sens, mais pas comme au réveil : la désinvolture était étudiée, équilibrée, savante. Ce n’était plus le hasard qui peignait. Anyway, c’était un feu d’artifice que de la voir sortir et nous dire qu’elle était prête et qu’on y allait. Elle dût probablement lire mon trouble dans mon regard malgré ma tentative de le masquer. Guillaume et elle s’embrassèrent chastement, comme des amis, presque comme Isabelle et moi des fois.
On est allé aux Halles. C’est elle qui menait le bal, évidemment. Il faisait toujours aussi chaud et c’était bondé comme pas possible dans les wagons de la quatre. Bordel qu’il y a du monde dans cette ligne Nord-Sud ! On y croise mille nationalités, mais pas les mêmes qu’à Montréal ou à New York. Guillaume-Antoine proposa quand nous sortîmes, trempés, à la station Châtelet, un petit resto plutôt sympa pas trop cher et tout près de la fontaine : le Père Fouettard. On pourrait y manger sur la terrasse sans problème, puisqu’il était encore tôt. C’était la fête de la musique et on sentait une grande excitation un peu partout. Des groupes commençaient à s’installer pour leur tour de chant prévu le soir ou dans la nuit. Normalement, les spectacles de rue se poursuivaient jusqu’au petit matin, m’apprît Guillaume-Antoine. Les flics n’intervenaient que s’il y avait de la casse. Pétarada près de nous un livreur de pizza en mobilette rouge, puis un gros camion blanc au nez plat. Me vint une putain de bouffée de diesel qui me leva le cœur. Sarah-Lyne se mit à tousser. On se regarda, pour la première fois mais un instant seulement, complices. On avait tous deux respiré de l’air pur chez nous et en comparaison, celui de Paris est irrespirable. Un vrai rallye (chalet rendez-vous) de ski-doos. Une plaie.
Nous continuions à marcher ensemble tous les trois sur Sébastopol en écoutant Guillaume-Antoine qui nous détaillait les environs comme un guide amoureux de son sujet. Il était Parisien et n’aurait accepté de vivre nulle part ailleurs. Ça évoqua en moi la fable du rat des villes et du rat des champs de La Fontaine. On formerait peut-être un duo complémentaire cette année, finalement. Guillaume-Antoine était ingénieur commercial pour une grosse firme et il n’arrêtait pas de se vanter que ça lui faisait des " couilles en or ". Ça semblait impressionner Sarah-Lyne; pas moi. Nous biffurquâmes vers St-Denis et je vis mes premières prostituées parisiennes, qui prenaient leur poste comme des gardes devant les peep show ou autres lieux mal famés. Plusieurs noires et Maghrebines pas laides du tout, très belles même, mais maquillées comme des artistes du cirque du soleil. Dans le ciel, j’assistais au tango frénétique des martinets dans la douce lumière d’une soirée de solstice; jamais trop longtemps pour ne pas entrer en collision avec un des innombrables quidams affairés.
- D’où tu viens ? me demanda Sarah-Lyne, interrompant le babillage interminable de Guillaume-Antoine.
Plusieurs endroits : Côte Nord, Beauce, Québec, Montréal… On déménageaient souvent. Toi ?
- Lac St-Jean.
- Tiens donc, une fille du Lac…
- Oui, je suis née à Alma.
- Comment vous vous êtes connu vous deux ?
- On s’était parlé la première fois à Tadoussac, puis on s’est revu à Montréal durant le Festival de jazz.
-J’étais en vacances au Canada il y a trois ans, précisa mon co-loc en devenir.
- Pis ça fait depuis ce temps-là que vous êtes ensemble ?
Les deux rirent à gorge déployée en se regardant.
- S’cusez ! qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?
Nous ne sommes pas un couple, si c’est ce que tu insinues, m’apprît le Français, encore souriant.
- On est juste amis; ça m’arrive de dormir chez Guillaume quand je monte sur Paris, c’est tout, précisa Sarah-Lyne. J’habite en-dehors : là-bas à ici...
- Qu’est-ce que tu veux dire : là-bas à ici ?... La Boétie ?... Tu restes là-bas ou ici ?!...
Non !... À Issy ! Issy-les-Moulineaux, à côté de Clamard !
- Ah ! OK. Je comprends. Ouais, je me souviens d’avoir vu ça sur les cartes de métro. En banlieue, juste l’autre côté du périphérique en allant vers Versailles, c’est ça ?
- Oui... Moi je suis bi, m’apprît-elle alors brusquement. Guillaume et moi on baise juste de temps en temps quand j’ai le goût d’un homme... Et toi ?
J’étais perplexe (indisposé).
- Euh... Non, je baise pas avec Guillaume. Je le connaissais pas avant cet après-midi, tentai-je d’éluder.
Là les deux rirent franchement. Mais elle persista.
- Non, sans blague, toi ?
- Moi quoi ?
Je savais très bien ce qu’elle voulait savoir et son manque de tact me rendait mal-à-l’aise. (Je voyais très bien où elle voulait en venir et .... ça froissait ma pudeur). Je ne manifestais pas la même ouverture (transparence sur le sujet) que les gens de théâtre visiblement.
- T’es hétéro, gai ? Aux hommes ou aux femmes ? T’es bi toi aussi ?
C’est toujours un peu insultant pour un gars qui ne l’est pas de se faire prendre pour un homosexuel. Qu’est-ce qui pouvait bien lui laisser croire ça ? (Malgré mon inconfort croissant, je choisis de répondre; à la blague au début, puis plus sérieusement pour que les choses soient claires.)
Ouf ! Moi je serais plutôt rendu du genre ni l’un ni l’autre. Ou auto-sexuel si tu préfères… Non, sans farce, je suis hétéro. Mais je trouve que c’est un peu personnel comme question. On arrive-tu bientôt à votre resto ?
Bof ! Moi, la gêne, je trouve que ça fait juste empêcher de mordre dans la vie.
- Ouais, je vois bien ça...
Heureusement, on était rendu. Je commençais à trouver cette discussion incommodante (indisposante) (inconfortable). (sans savoir qu’elle valait de prémisse à d’innombrables suivantes, autres)
Le serveur, genre artiste de trente ans et plutôt sympathique, nous tendit la carte. Wow ! tout avait l’air délicieux juste au nom. Carré d’agneau à la Basque, lapin à la Provençale, Tartare, Strogonoff, truite au beurre blanc... J’optai pour l’agneau. Sarah-Lyne commanda une salade paysanne, car elle devait soigner sa ligne à cause des auditions. Guillaume-Antoine insista pour nous faire goûter un Bordeaux qu’il adorait et commanda une première bouteille avec son filet d’Aubrac.
- C’est-tu la première fois que tu viens en France, Sarah-Lyne ? T’as l’air à connaître les airs !...
- Non. J’ai beaucoup voyagé. Mon père est riche. Qu’est-ce que tu fais ce week-end ?
Cette fille pouvait faire preuve d’une impulsivité et exécuter des volte-faces ahurissantes (surprenantes).
Ben j’ai pas mal de choses à régler. Faudrait que je m’installe chez Guillaume-Antoine... Parce que je commence à travailler la semaine prochaine.
- Nous autres on va à un rave en Allemagne avec des amis, près de Kehl, à côté de Strasbourg. Ça te dirait-tu de venir visiter l’Alsace ?
- Oui, bonne idée, renchérit le Français, viens avec nous. Ça nous permettra de mieux faire connaissance. Tu verras : c’est très beau l’Alsace, Strasbourg. Tu sais ? C’est bien de vivre sur Paris, mais il te faut aussi voir (visiter) la France ! m’enseigna-t-il, un tantinet sentencieux.
J’hésitai un peu, vu la soudaineté de l’offre.
- Pourquoi pas, consentis-je. Il devrait me rester assez d’argent. OK, va pour l’Allemagne !
La soirée était magnifique et le soleil semblait ne pas vouloir se coucher. C'était une gigantesque boule de sang qui contrastait avec la brume sèche de la pollution comme le piment rouge au centre d'une olive. Le solstice, c’est bien beau, mais ici la lumière languit jusque vers les onze heures, un peu comme à Whitehorse (Dawson City). La musique avait commencé à se faire entendre presque partout dans les bars et dans la rue. De multiples effluves mélodiques parvenaient jusqu’à nous et l’harmonie et le rythme embaumaient la place en entier. Je parlai peu durant le repas, mais écoutai beaucoup. La musique certes ! mais surtout mes nouvelles connaissances. J’appréciais cette manière française de Guillaume-Antoine de formuler les phrases, virtuose, ce lexique impressionnant, toujours le mot juste, cette rapidité d’esprit et leur langue agile comme un fleuret. C’en était parfois étourdissant. J’aurais voulu répondre (rétorquer) des fois, contredire, nuancer, parer ou attaquer un mot d’esprit ou cingler une remarque à-propos, mais je n’en avais jamais le temps, mes tentatives pesantes et lourdes comme des raquettes (enneigées) au printemps. Sarah-Lyne, elle, se débrouillait admirablement côté conversation et je me laissais bercer par sa voix quand elle contait une anecdote ou m’apprenait (m’exposait) un fait de la vie parisienne. Quelque chose dans cette fille me fascinait et je n’arrivais à mettre le doigt dessus. Et ce n’était pas nécessairement imputable à sa classe ou au raffinement (délicatesse) de sa personnalité. Était-ce sa vitalité, sa fraîcheur, les éclats cristallins de son rire, ses pointes d’humour parfois piquantes comme des jalapenos, auxquelles rétorquait infailliblement (invariablement avec un point d’honneur) le Français néanmoins ? Une vulnérabilité ou fragilité que je pressentais derrière sa jubilation à vivre ? J’avais beau l’étudier, quelque chose m’échappait, un mystère, une ombre, volatile comme une odeur. Mais bon, fallait se ressaisir : c’était ni le moment, ni l’endroit, ni la fille de qui tomber amoureux. C’était tout simplement les bouteilles de vin qu’on s’était enfilé sans s’en rendre compte tout au long du repas et l’euphorie d’une nuit d’été à Paris qui m’amollissaient le cerveau – ou le cœur. Je venais de résoudre l’équation. (Une fois de plus (j'entendais avec soulagement l’arbitre crier) :) Safe !
(à suivre...)
lundi, janvier 10, 2005
web_story - part II
Publié par
Coyote inquiet
à
6:30 p.m.
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