(...Suite)
Mister muscle à bagues, le gérant, se place en travers car Sarah-Lyne allait un peu trop au fond du comptoir à son goût... Trop près de la sortie...
- On ne part pas sans payer, mademoiselle.
Sarah-Lyne semble surprise par sa réaction.
- C’est mon ami qui paye. Mais je ne m’en allais pas… Je voulais juste regarder la bouteille de champagne.
Elle me lance un regard teinté d’exaspération. Une connivence s’établit entre nous. Cette complicité me fait chaud au cœur. J’espère que ce n’est qu’un début. D’un autre côté, je trouve le gars sans manières. C’est vrai : c’est quoi son problème ? On a-tu l’air de bandits, de bums pour partir comme ça sans payer ?Avant de régler, je vais en profiter pour aller tirer une pisse pendant qu'il y a une toilette dans le coin ! (Assumer ses besoins à Paris relève souvent du tour de force. Peut-être pour ça qu'ils ont l'air si constipés d'ailleurs ?!) Je vais uriner (encore une toilette turque !), me lave les mains et reviens au bar. On me remet la facture, mais il y a une erreur, c’est évident : 8 000 FF…
- Pardon, il y une erreur. Je crois que votre machine rajoute des " 0 " sans faire exprès…
- Aucune erreur, monsieur…
- Ben regarde ! Écoute, ça n’a pas d’allure, ça n’a pas de bon sens… Huit mille francs ! Tu me demandes presque deux mille dollars canadiens… J’ai pris DEUX verres de bière; pas deux camions.
- C’est exact, monsieur. Le compte est bon…
- Bon, c’est quoi d’abord ? C’est huit cent, cent quatre-vingt… quatre-vingt (naïf, va !) ?…
- C’est huit mille, monsieur..
- Hèye, des chiffres et des lettres… Les lettres peut-être; mais les chiffres marchent pas trop, là !… Puis je suis pas fort en maths. Excuse-moi, je ne vais pas te donner deux mille piasses… C’est quoi la passe ? C’est-tu une blague ? Y’a-tu une caméra cachée ou quelque chose du genre ?
- Non monsieur. Il y a des caméras, là, là aussi, encore là, mais elles ne sont pas cachées, comme vous dîtes…
- Bon, regarde, man, va falloir qu’on s’arrange, parce que je refuse de payer ça.
- Oh que si, monsieur, vous allez payer…
Bon, là, la tension vient de monter d’une coche. Jusqu’à présent, c’était presque drôle. Mais là la situation se colore plus précisément, la pièce adopte un genre. Un genre que je n’aime pas du tout. Je tente de tempérer, tout en restant ferme comme un phare de la Baie de Penobscot.
- Bon, regarde… Es-tu sûr que c’est pas 800 FF ? Ça serait déjà pas mal, tu penses pas ? En tous cas je paye pas 8000 FF, oublie-ça, man !
- On prend un pari là-dessus, monsieur ? annonce-t-il les poings serrés en reculant d'un pas et en haussant cette fois le ton, alors que de derrière du bar sort le sympathique King Kong qui mixait les drinks à merveille paraît-il et que blanchit Sarah-Lyne, là, derrière mon menaçant interlocuteur.
PAUSE -
Hèye ! Laisse faire les " Monsieur ", simonac !… Mais c'est qu'ils ont de très belles coupes de cheveux. Et des bijoux partout. Vestons impeccables aussi : Armani ou du genre. Chaussures italiennes... Quelle classe ces Européens !…Bon. On est dans la merde. Qu’est-ce qu’on fait ? Comment est-ce qu’on réagit ? Le cave me demande quatre cinq mois de loyer à Montréal; le double en co-location chez mon pote Simon sur Bourbonnière… Le prix additionné de mes deux derniers chars ! Calcul rapide : on est à environ 160 fois plus que le prix demandé à l’entrée… Assez simple : on paye pas. Sauf que la violence n’est pas loin, et ça, bordel que je n’aime pas. Je lance un coup d’œil à Sarah-Lyne. Elle est blanche comme un hiver à Québec, semble pétrifiée. Je me demande ce qui lui trotte dans la tête. Ses yeux brillent dans le noir comme ceux d’un raton laveur ou d’un porc épic qu’on surprend en train de traverser une route en Beauce une nuit de printemps. Quelque chose d’indompté, de sauvage et d’incroyablement réveillé persiste dans ce regard-là. Elle reluque de temps à autres le magnum de champagne au coin du bar… Franchement, Sarah-Lyne, pas le temps de penser à boire, il me semble !… Pour leur part, les filles de tout à l’heure, elles se sont toutes déguisées en courants d’air : elles devaient commencer à avoir froid; ou elles connaissent trop bien la chanson…
PLAY -
Vais faire un homme de moi ! Je menace :
- Bon, eh bien messieurs, je crois qu’on va être obligés de faire appel à la police ou aux gendarmes…
Je nomme les deux escouades : je n’ai pas encore tout à fait saisi la différence entre elles, quelles sont précisément les attributions de chaque corps. N’empêche : on va se calmer un peu, là, les truands ! On est quand même pas dans une république de bananes.La médecine n’a pas l’effet escompté : il part à rire, allonge le bras et me tend le téléphone.
- Je connais de mémoire le numéro de téléphone de la préfecture. Vous voulez que je le signale pour vous ?
Oh oh, on dirait que le gendarme et le voleur, ils prennent souvent le pastis ensemble… De surcroît, selon lui, je recule incontestablement dans la négociation, car les portes de la négociation ne sont pas scellées. Mais il n’aime pas tellement mon attitude. Puis à part de ça, il y a-tu d’autre chose que t’aimes ?! Une erreur de ma part : faut plus menacer. C'est LUI qui menace. C'est LUI le pégreux ! C'est SA job, SON boulot ! Ça, y connaît.
Tout est légal, Monsieur ! (C'est qu'il est poli de surcroît, avec le vouvoiement et tout…) Les prix sont là, sur le mur. Vous n'aviez qu'à regarder à votre arrivée ou à demander la carte.
- Ça !… Excuse-moi, mais je pensais que c’était une carte postale écrite en Braille, moi, ça…
- Ce sont les prix, monsieur, vous n’aviez qu’à les consulter. Quand…
PAUSE -
On dit qu’il n’est jamais trop tard… C’est tellement écrit petit et affiché loin sur le mur que sans mes lunettes, je suis obligé de plisser les yeux au max. On dirait Agaguk en train de se faire bronzer sur la banquise sans ses verres fumés et qui chasse indolemment le phoque sur sa chaise longue, puisque de toutes façons le chèque rentre demain. J’ignorais qu’on pouvait faire de l’humour avec des chiffres… 60 piasses la bière ! 150 les néonique-arnaques ! Mille pour la présence à notre table de nos si sympathiques hôtesses… Merde, on les a jamais invitées en plus! Elles nous on apporté nos drinks et se sont assises avec nous autres. Vous êtes témoins, non ? J’étais quand même pas pour les virer à grands coups de pieds dans le cul ?! De toutes façons, faut pas charrier - mille piasses !… OK, elles étaient charmantes et intéressantes, mais ce n'était ni Einstein ni Mozart !
PLAY -
- … on met le pied dans la merde, on s'en souvient après, monsieur. Et vous êtes dans la merde monsieur ! Faut assumer maintenant ! Il y a des centaines de types qui viennent ici et qui claquent comme des gentlemen après sans rechigner ! C'est Pigalle monsieur; où croyiez-vous que vous étiez ?! Voyez cela comme une leçon de vie… (Ah et puis philosophe en plus !)
- Hèye, t’imagines, man, la réputation qu’on peut faire à ton bar dans le temps de le dire si on s’ouvre la trappe ? Penses-y deux secondes : tous nos amis, les amis de nos amis ...
- Il éclate de rire, puis étale un sourire carnassier.
- Cela fait cinquante ans que nous fonctionnons ainsi, monsieur…
Et il jette un regard amusé à Hulk, derrière. C’est qu’ils nous trouvent sympathiques, les Kanadiens… Notre accent les fait marrer. À moins qu’ils trouvent mes menaces carrément attendrissantes…
PAUSE –
C’est vrai qu’on est sympathiques… Mais est-ce une raison pour continuer à la jouer aussi conciliante ?… Contre la force, user de souplesse préconise le judo… Le meilleur des combats est celui qu’on évite, enseignait de son côté Funakoshi. Ouais… Le gentil mountie... Le bûcheron en édredon... C’est bien beau. OK, le rôle me va ! Le problème, c’est qu’il n’y a pas de méchant dans mon équipe pour faire contre-poids aux deux diables de Tasmanie qui composent la leur. En face, un pègre rodée comme une équipe de football le jour du Super Bowl – défensive baraquée gavée aux stéroïdes et offensive qui file comme le vent. Mais pour l’instant, c’est encore moi qui ai la calebasse !… Je me demande comment Normand, mon sensei, réagirait dans ma situation ?… Je ne le sais que trop : pauvres gars, ils en mangeraient toute une ! Et le lendemain, le nez ou d’autres os cassés, quelques dents en moins peut-être, c’est avec frayeur qu’ils appréhenderaient d’entendre un jour à nouveau l’accent québécois. Mais bon, chacun son tempérament, sa philosophie et son approche dans les relations humaines. C'est complexe les relations humaines… Faut faire comme les Rhésus, respecter des codes. Et il y a Sarah-Lyne, là, derrière lui, toute tremblante devant ce spectacle disgracieux, qui tente parfois d’intervenir pour l’amadouer ou le raisonner mais qui se tait aussitôt qu’il lui impose le silence de sa grosse main baguée. Et si je lui chatouillais la trachée avec mes jointures, pétais un genou à l'autre avant de fuir jusqu'à l'autre bout de Paris ?… Pas vraiment mon genre. Et puis il y a des caméras partout… Une là, une autre là… Ouais, je ne rigole plus tellement pour nos cent francs d’entrée…
SLOW MOTION -
Finalement, c’est Sarah-Lyne qui a appuyé sur le bouton PLAY à nouveau avant que je ne sois prêt. Faut croire que j’avais mal interprété sa gestuelle, voire sa réaction ou son attitude générales. Le fait qu’elle se lève de son siège, je croyais à de l’énervement tout simplement. Mais il y avait une intention derrière ces yeux pétillants et j’ai sû que quelque chose allait se produire sous peu quand elle m’adressa un mouvement de sourcil presque imperceptible. Je la croyais terrorisée et peut-être l’était-elle en partie, mais Sarah-Lyne ! rester passive ? inactive ? victime consentante ? Non. J’avais fait une grave erreur : j’avais oublié un membre très important de notre équipe : le batteur. Le magnum de champagne, c’est avec l’élan d’un coup de circuit qu’il est allé se fracasser sur le derrière de la tête du monsieur déplaisant. Pendant une fraction de seconde, je fus saisi comme une truite enfarinée dans le beurre noir. À la fois heureux de n’avoir aucune coupure sur moi en apparence malgré que je sois aspergé de champagne au point que les yeux me piquent. Pétrifié devant le tableau d’un gars en train de s’effondrer à mes pieds, ruisselant de sang lui, pendant que Sarah-Lyne prenait la poudre d’escampette et me laissait régler les derniers détails de la transaction.
Là je n’avais vraiment plus le choix. Il m’a fallu réagir de la façon que Sarah-Lyne, le quart arrière si on veut, avait décidé pour moi. Heureusement, car le mastodonte aussi réagissait. Il s’élançait en grognant de toute sa masse sur moi comme un ours s’apprêtant à faire basculer un tronc creux. J’eus à peine le temps d’élonger la jambe en arrière et d’enfoncer mon talon dans son plexus. C’était mou comme du gâteau aux anges et ç’a fait : Ouf !. Ç’a dû faire mal… Je le suppose, car je ne me suis pas éternisé. Je cours très vite. Un vrai guépard. Heureusement, la porte était ouverte et personne ne barrait la route. J’ai pris vers la droite sans réfléchir, vers l’endroit d’où nous étions arrivés plus tôt. Mauvais choix, car je ne vois Sarah-Lyne nulle part. Un bref coup d’œil derrière l’épaule, vérifier si je suis suivi. Ça va, seul sur la piste. D’un autre côté, personne pour être témoin de mon record... Juste avant de bifurquer dans une autre rue, je tente à nouveau de repérer Sarah-Lyne sur Pigalle… Elle n’y est plus. Saine et sauve, c’est l’essentiel. Elle devrait être bonne pour sauter dans un taxi un peu plus loin et rentrer sagement chez elle. Avec quel argent elle va le payer, ça je ne sais pas. Mais cette fille ne manque pas de ressources je trouve. Elle va sûrement trouver quelque chose. Magnifique soirée pour piquer un sprint dans un Paris qu’on ne connaît pas encore… L’air est doux et très vite je suis noir d’eau en plus d’être collant de champagne. C’est qu’on s’amuse avec cette fille ! Pas tout à fait standard pour une première date, quand même… Je me demande finalement si c’est une bonne idée de partir en Alsace avec elle.
Un peu plus bas, je hèle un taxi. Il arrête et je m’enfonce dedans pour me caler dans le siège afin d’être le moins possible repérable. Je vais me rendre à une certaine distance de mon hôtel, au cas où il y aurait enquête… J’en doute, mais.
- République s.v.p. !
La voiture démarre et je me sens en sécurité pour la première fois depuis de longues, longues minutes. Fiou !Finalement, on s'en est relativement bien tirés pour du gibier pris au piège ! Comme le renard, faut parfois savoir bouffer sa patte. J’étais prêt à ça. Pas le choix : c’est comme ça la vie. Mais si on peut partir sans avoir à le faire, c’est encore mieux, non ? Semble que ça soit la vision de Sarah-Lyne du moins… N’empêche, l’Europe, c’est aussi ça, et je le découvre : même dans la crosse, il y a un indéniable raffinement. Sont très classe !
Quand même couché à quatre heures du mat. avec toutes ces niaiseries ! Au moins j’ai eu amplement le temps de dessaouler et demain je n'aurai pas mal à la tête si je n’oublie pas de me réhydrater à grands coups de verres d’eau tiède au coucher. J’ai quand même beaucoup à faire si je veux aller faire une saucette en Allemagne avec Sarah-Lyne et Guillaume-Antoine en fin de semaine. Pardon, ce week-end.
(À suivre... ;o)
jeudi, janvier 20, 2005
Soyez sages, les enfants. Papa vous laisse un vidéo et des restes de lapin. Papa va revenir bientôt. Il part en promenade avec le gentil carcajou.
Publié par
Coyote inquiet
à
4:44 p.m.
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7 commentaires:
mon vieux coyote, tu es une fine plume. tu jammes le mot l'histoire le conte jusqu'au bout de toi. je t'entends là, quand je lis ton hitoire de bar de danseuses à paris je t'entends vieux coyote fou je t'entends me parler pis ça frappe doucement je te le dis ça frappe doucement
continue ton histoire
c'est bon en c...
Oui, tout ce que dit Tony...
Pfiou...C'est cruel de mettre ça en plusieurs épisodes. C'est comme une drogue cette histoire...
lumières
Hèye merci beaucoup les amis. Vous m'aidez à reprendre confiance en mes capacités "littéraires", narratives du moins. Dommage que vous ne soyez pas membres du jury aux Conseils des arts, où j'ai bien dû essuyer 10 refus au fil des ans, en plus de mes 200 refus d'éditeurs...
Vraiment content que ça vous plaise et que vous embarquiez. Attendez ! L'action s'en vient. ;o) On s'en va bientôt dans un rave en Allemagne. Ça va swinguer.
Tu sais, Coyote, jusqu'à il n'y a pas très longtemps, j'avais l'habitude de lire le journal le matin, en rentrant du boulot. Maintenant, je lis Coyote, du cahier A jusqu'aux horoscopes.
Mahmoud Abbas et Viktor Iouchtchenko peuvent bien attendre!
;o) Merci Galad.
Le franc, surtout français, a-t-il déjà été mâle honnête à Pigalle?
J'attends impatiemment la suite...
Ktoeto : oui, t'as raison, cher Ktoeto. La vie en France n'EST que clichés. Une lithanie. Une ribambelle ininterrompue. Un palais aux miroirs de stéréotypes qui se réflètent à l'infini. Une loghorrée de "c'est pas ma faute, ah, je sais pas... boooooonjour Monsieur, slurp, slurp, le grand patron..." Anyway. Et n'était-ce du "stie" de ton commentaire, au ton, juste à l'instinct, je te soupçonnerais peut-être d'être Parisien, justement. Je me trompe ?
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