samedi, décembre 02, 2006

Alerte dans le cyberespace !

1. Alerte dans le cyberespace !

(Commentaires suite à la lecture d'un texte de Paul Virilio.)

Premier texte : Alerte dans le cyberespace, de Paul Virilio. Si l’essai d’Ezio Manzini est de l’ordre d’une utopie fondée sur une écologie artificielle et offerte en solution à notre monde post-moderne en mutation extrême, celui de Paul Virilio est de l’ordre de la harangue qui met en garde contre les flammes de l’enfer… Elle n’en demeure pas moins intéressante, sinon (en partie, du moins) pertiente. Écrite en 1995, Paul Virilio voit dans la révolution informationnelle un tournant historique majeur, une mutation technologique fondamentale menaçant une catastrophe inégalée dans l’histoire de l’homme : la désintégration de la personne.

Situant tout d’abord la révolution de l’information dans la chronologie et l’ordre d’importance des progrès scientifique, technologique accomplis au cours du dernier siècle : après avoir franchi les murs du son (avions supersoniques), de la chaleur (fusées), nous aurions désormais franchis le mur de la lumière par le biais des communications instantanées, provoquant le pendant de la découverte de la perspective à la Renaissance (à l’exponentielle !), mais dans la sphère du temps, par la création, l’implantation d’un temps global, universel, d’un temps unique. Cette désorientation fondamentale bouleverserait notre expérience du réel, nous plaçant dans une stéréo-réalité à cheval entre le virtuel-instantané et le réel localisé, ici-maintenant. Par extension, la désorientation, la dé-situation de l’individu menacerait les fondements mêmes de la société et, plus profondément, de la démocratie elle-même.

Relevant l’unicité historique de la situation actuelle, globale, universelle, et rejoignant en cela les préoccupations sur le temps mondialisé, l’urgence et l’instantanéité de Laïdi et Mattelart, Virilio appréhende l’inéluctable catastrophe associée aux nouvelles technologies de l’information. Sa vision est pour le moins pessimiste, mais les comparatifs historiques qu’il soulève, associant naturellement chaque avancée technologique significative avec sa catastrophe typée (ex : trains, nucléaire) rendent le raisonnement séduisant en lui conférant des allures « naturelles ». Et pourquoi pas, dans le fond ? Pourquoi n’y aurait-il pas un pendant dangereux, une deuxième bombe (comme le craignait Einstein) dans la surabondance informationnelle causant une désinformation, une asphyxie de la raison, une perte de sens individuel et collectif ?… La dissolution des repères, de la cohésion du monde perçu… Surtout si on tient compte du point que relève Virilio : qu’il n’y a aucune ingénierie du trafic informatique, contrairement à un autre réseau comme le ferroviaire ou à d’autres formes de technologie qui ont été mises en place. On pourrait aisément croire Virilio si on ne posait notre regard que sur les exemples de conséquences qu’il mentionne : délocalisations, chômage structurel, précarisation des conditions de travail… Virilio, à l’opposé de Pierre Lévy, voit poindre des catastrophes et sonne même l’alarme contre « l’accident des accidents » qu’il voit poindre à l’horizon. Lévy, lui, voit une terre d’opportunité, l’aube d’une ère nouvelle où les hommes seront frères et collaboreront ensemble à l’érection d’une nouvelle architecture universelle fondée sur l’humanisme et la bonne volonté. Deux positions extrêmes peut-être d’un futur qui pourrait fort bien se situer à mi-chemin entre les deux…

Lorsqu’il explicite sur ses craintes alarmistes, Virilio ne remet pas tant en cause l’information elle-même que l’extrême vitesse avec laquelle elle s’échange sous le mode de l’interactivité; c’est le télématique qui d’après lui cause problème et conduit à une guerre des connaissances. Passage qui m’apparaît légèrement confus, ou obscur à tout le moins.

Un peu plus loin, après avoir souligné les dangers d’une démocratie virtuelle aux accents d’intégrisme mystique, Virilio établit la comparaison entre la drogue et la cyberdépendance. Le virtuel pourrait alors se révéler une technique d’assujettissement des populations au même titre que les drogues chimiques. Ce cyberculte risquerait de nous endormir alors que s’érige à notre insu la charpente d’une société mondiale caricaturale voulue par les multinationales et à toutes fins pratiques à leur service. Ses craintes confinent parfois à la paranoïa, insinuant qu’une malveillance organisée puisse sous-tendre aux phénomènes.

Avec un recul de dix ans, on voit que certaines des appréhensions de Virilio se sont réalisées (précarité du travail, accélération et homogénéisation du temps, cyberculte et cyberdépendance…), d’autres pas (ou pas encore !). Diamétralement opposée à l’attitude de Lévy (elle trop naïve peut-être), celle de Virilio pourrait à mon avis être trop craintive ou en réaction face au progrès. Je ne crois pas qu’il soit mauvais cependant de rester vigilant et de prendre certaines précautions, mais pas au point de tétaniser toute démarche, de figer toute avance vers le progrès ou l’inconnu. Les deux auteurs ont cependant un point en commun, de même qu’avec Manzini : ils sont tous unanimes à déceler dans notre époque une mutation majeure, un bouleversement historique, voire anthropologique, initié ou caractérisé par les communications, soit une globalisation et une uniformisation du temps et caractérisé par l’instantanéité.

Virilio ne m’apparaît pas faire tellement confiance à l’intelligence individuelle placée dans ce nouveau contexte et qui, s’agrégeant à d’autres via l’interactivité que permet les nouveaux réseaux de transmission de l’information, pourrait former des entités cognitives supérieures d’intelligence collective, comme le prêche Lévy. La perte de repères, temporels d’une part, mais peut-être aussi hiérarchiques, institutionnels, culturels semblent léguer une forte angoisse à l’auteur. Peut-être a-t-il raison de craindre les allures chaotiques qu’adoptent ces développements et les bouleversements qu’ils engendrent, leur progression anarchique et en constante accélération ? Peut-être assistons-nous à une réelle perte de sens pour l’individu, privé, pour la première fois dans l’Histoire, de sa cohésion, de son appartenance à une collectivité cohérente ?… Un individu qui n’a plus pour toute assise éducationnelle qu’une orgie informationnelle et, pour tout réseau social, quelques froides relations cathodiques dont il s’abreuve à l’écran ?…

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