mercredi, mars 02, 2005

Blogo-feuilleton (Part VIII)

(... Suite)

Qu’est-ce qui s’était passé ? Qu’est-ce que je faisais là, couché dans la boue ? Et où étais-je, d’ailleurs ? À St-Éphrem de Beauce ?… Lentement, les idées reprirent leur place comme les faces colorées d’un rubik cube. Les ondes alpha circulaient à nouveau entre mes neurones et le réel reprit forme, accompagné d’une intense douleur crânienne… Je poussai de la main pour me lever mais l’argile gicla entre mes doigts et ma paume glissa. Yeurk. Qu’est-ce que je foutais là bordel de merde ?! Qu’est-ce qui s’était passé ? Où étaient les autres ? Où était Sarah-Lyne ?

La mémoire est tout de même une étrange faculté. Y’a pas à dire : tant qu’elle fonctionne, on peut vraiment s’y fier, peu importe les circonstances. Des bribes me revenaient, de plus en plus, comme du pop corn qui commence à éclater, un, puis deux, puis poc poc poc comme une réaction en chaîne. Je me suis assis en contenant de la main mon mal de tempes et au bout de quelques minutes, j’avais un tableau plus ou moins brossé de la suite des événements. Du moins des faits essentiels. J’aurais bien voulu oublier certains détails, qui me douchaient de honte, mais la mémoire ne nous offre pas ce genre de passe droits. Anyway, je savais plus ou moins où j’étais, ce que j’étais venu y faire, et avec qui… Des relents d’effets me traversaient sporadiquement et je secouais ma tête comme un Maori avant le combat pour les éloigner. Le principal de ma conscience était récupéré : c’est l’essentiel.

Je me suis levé et j’ai vu le chapiteau. Il n’était pas si loin. J’ai marché jusqu’à lui et je me suis assis sur une table en observant les quelques personnes qui restaient et qui me lançaient parfois un sourire fatigué et compréhensif, d’autres narquois à cause de mon allure croûteuse ou encore des yeux hagards, en raison de l’effet persistant de la MDMA je présume. Merde de Sarah-Lyne ! Qu’est-ce qu’elle m’avait fait gober comme pilules ?!... Le savon que j’allais lui passer ! À cause d’elle, mon karma venait de s’alourdir d’une tonne.

J’ai dû attendre quelques heures ainsi, à fouiller le terrain du regard comme une crécerelle en quête de sa gerboise à déchiqueter, puis à aller me promener en cercles à la recherche d’un visage connu ou de gens qui parlaient français. Pas de chance, je n’en ai pas rencontré. Mes compères avaient forcément levé le camp.

J’ai fini par débuzzer complètement. Quelle heure pouvait-il bien être ? Le soleil grimpait déjà haut et ne restait plus que quelques retardataires qui erraient, hébétés, ou roupillaient, oubliés sur les tables à pic nic qui jonchaient le terrain comme des bouteilles de bière ou de plastic vides. J’ai fait mon deuil de l’idée de retrouver quiconque du groupe à l’heure qu'il devait être rendu. Ils dormaient sans doute à poings fermés chez Bruno. À regret peut-être, ils avaient néanmoins dû retourner vers Strasbourg à un moment donné. Sans moi. Je n’avais ni le numéro de téléphone de Bruno, ni son adresse. Oublié de demander à Guillaume-Antoine son numéro de portable. De Sarah-Lyne, mon cerveau ne retenait que quelques flashs, magnifiques, un mouvement de stroboscope ou toute sa grâce se trouvait comme hachurée, découpée par une lumière maniaque et tribale, obcessionnelle. J’avais vu la Beauté se taper une crise d’épilepsie. Puis je me suis perdu dans un océan de corps et de sensations, dans la galère d’une transe au rythme insoutenable.
Bordel ! Qu’est-ce que c’était que ces pilules ?! J’en voulais on ne peut plus à Sarah-Lyne. Je ne la trouvais pas drôle du tout... Elle ne perdait rien pour attendre. D’un autre côté, quel effet ! Quelle expérience ç’avait été. Y’a qu’elle pour me faire vivre de pareils moments, des extases de la sorte. J’étais encore abasourdi : un vrai zombie. Ah ! si au moins elle avait été à mes côtés pendant que l’effet me possédait. Si nous avions pu ajouter ça dans le maigre lot de nos expériences communes, partagées !… Mais non, le courrant l’avait entraîné d’un côté alors que le vent me poussait de l’autre. Pas le choix, c’est comme ça la vie : on a autant d’emprise sur les événements qu'un canard de caoutchou en ballade sur l’Atlantique…
Anyway. J’étais quelque part de l’autre côté de la frontière allemande, maculé d'une boue qui croûtait au soleil, au fond d’un chemin perdu, je ne parle pas un mot d’allemand, j’ai les sens et l’esprit en compote, le moral en état second et n’ai plus que quelques Francs sur moi. Je commence à travailler demain… à Paris. L’angoisse me serre un peu la gorge, puis je respire profondément et ça m’a calmé. C’est dans ces moments qu’il faut faire preuve de logique et d’esprit rationnel. Et ne pas paniquer.

Les mauvais côtés, je les connais.
Les bons maintenant. Je ne suis pas dans l’espace; je suis sur la Terre. En Occident. À la limite, je retourne à Paris à pied, me nourrissant la nuit du raisin des vignobles. On finit toujours par se sortir d'un mauvais pas. C’est curieux aussi : on dirait que la foi refleurit subitement à ces moments où la terreure inconnue, l’ombre de la mort menacent.

Je me suis donc mis à marcher, seule chose à faire. Pour l’instant, facile d’opter pour la bonne direction : il n’y en a qu’une. Comme si j’étais une hémoglobine au fond de la dernière alvéole ou capillaire et qu’il me fallait revenir au cœur, n'importe où vers l'organisme en fait. Plus loin en joignant enfin la route, j’ai reconnu le nom de Kehl sur un écriteau et je me suis souvenu qu’on était passé par là. J’ai donc pris cette direction en marchant mais cette fois en levant le pouce.

Évidemment, maculé de boue comme j’étais, ça n’allait pas pogner tellement. Déjà qu’on m’avait averti que le pouce en Europe est difficile. Au moins, ça circulait. Quand je voyais une de ces fourgonnettes Volks Wagon vertes de la polizia au loin, je baissais le bras, incertain de la légalité de l'activité en Allemagne. Coup de chance, je suis tombé sur un petit lac en bordure. Enfin, pas trop loin. Un étang plutôt. J’ai pu me débarbouiller le visage et me décrotter un peu, accroupi et la main sur le rocher pour contrer les étourdissements. C’était mieux ainsi. J'observais les flacotis surlesquels dansaient la lumière. Toute ma volonté était requise pour résister à la tentation de m'immerger la tête sous l'eau et la boire à gros bouillons... De l’autre côté du plan, un gros oiseau, genre héron blanc ou Ibis mexicain. Ah ! une cigogne ! Ça fait drôle de voir, encore tout étourdi, s’envoler un oiseau que tu n’as vu voler que dans les pages de ton enfance. En passant, celle que j'ai vue ne transportait aucun bébé.

Mon karma ne s'était apparemment pas trop alourdi ou Dieu m'octroyait au moins un sursis avant ma correction parce que c’est à ce moment que j’ai rencontré Delphine et Thierry. Je venais juste de remonter le bras et je me motivais intérieurement à traverser la France et une partie de l’Allemagne à reculons quand leur deux chevaux s’immobilisa tout près. Delphine ouvrit la fenêtre et s’adressa à moi en un allemand fluide mais aux sonorités coercitives. J’improvisai pitoyablement en guise de réponse.

- Euh… Nein deutch ?… Ich liebe dich ?... Volun dzie Strasbourg ?

Elle éclata de rire.
- Vous parlez français, je présume ?
- Ouais… J’pense que je pourrais difficilement le cacher…
- Ah mais, vous êtes Canadien ?
- Euh, ouais. Québécois.
- Et vous allez où ?
- Ben… Paris. Mais n'importe où vers Strasbourg ferait l’affaire.

- Allez, montez, me lança Thierry, penché sur son volant pour mieux m’étudier. On retourne sur Paris.
Je me suis installé à l’arrière et on a fait des présentations plus formelles alors que la deux chevaux reprenait péniblement son élan puis sa vitesse de croisière. Vraiment, quelle chance j’ai eu de tomber sur ce couple ! Je venais de frapper la joie de vivre en version bi-polaire. Le bonheur inondait l’habitacle autant que la lumière entrait par les fenêtres. Delphine faisait davantage fille du Sud avec son teint méditerranéen, ses yeux noirs et lumineux comme la côte du Portugal alors que Thierry était du type nordique, blond, pâle et plus posé dans ses gestes et propos mais tout aussi amical. Elle était de Perpignan et lui de Lorraine. Ils arrivaient d’un week-end dans la forêt noire et retournaient chez eux à Paris. Ils m’offraient de faire toute la route avec eux gratuitement. J’hésitais. Les autres s’inquiéteraient sans doute un peu de ne pas me voir revenir et retarderaient peut-être leur départ de chez Bruno… D’un autre côté, les retrouver dans Strasbourg relevait du tour de force, de l’hypothèse la plus incertaine. J’optai pour le tiens plutôt que pour le deux tu l’auras. Faut pas trop pousser sa chance des fois...

Je leur contai ma situation plus en détails et ils rigolèrent de bon cœur.
- Mais qui c’est cette fille : c’est ta copine ? me demanda Delphine.
- Non, non. Pas encore, du moins. Elle s’appelle Sarah-Lyne. Tout un numéro. Qui sait ? J’aurai peut-être l’occasion de vous la présenter un jour si ça adonne.

Ç’a mieux descendu qu’on avait monté avec Guillaume et on s’est amusé presque tout le long du trajet. En Moselle, j’ai eu un coup de fatigue et ils m’ont laissé roupiller un bout de temps en baissant respectueusement le ton et le volume de la radio. Dès mon réveil, ils ont poursuivi l’interrogatoire sur la raison de mon séjour chez-eux, la nature de mon travail, où j’habitais… puis pas mal sur le " Canada ", sur " l’Amérique " et ce que j’y faisais avant d’arriver et est-ce que j’y avais beaucoup voyagé. Là je n’ai pas manqué de faire honneur à mon conteur de grand-père et d’en ajouter le plus possible, de colorer ou contraster au maximum mes descriptions afin de les laisser pantois et rêveurs à la fin de mes phrases ou épisodes.

- Ah, les grands espaces que vous devez avoir !… Ce doit être magnifique.
- Mets-en ! Il en reste même pour dans nos appartements. Pis encore un peu pour les relations humaines.
Ça les fit sourire. Eux habitaient dans l’Est, à Vincennes, près du Bois. Curieusement, Thierry travaillait aussi en informatique, pour une boîte concurrente à la mienne et m’ébaucha le tableau de ce à quoi je devais m’attendre dans le cadre du travail en clientèle; d’une mission, comme ils appellent ici. Évidemment, il a fallu parler de logiciels, de systèmes d’exploitation, de réseautique, de langages de programmation… De tous ces assommants compartiments qui composent le travail d’informaticien, en passionnent certains mais en lassent d’autres rapidement. Delphine, elle, était fascinée. Non par ce que nous disions, mais par le fait que nous nous comprenions lui et moi dans ce jargon de sigles, d’anagrammes et de contractions qui pour elle étaient aussi inintelligibles que des idéogrammes mandarins (chinois). Bien que je fus à l’aise dans ce propos, au point parfois de lui apprendre quelque élément, je me tannai rapidement. Ok pour gagner ma vie grâce à une expertise dans cette abstraite tuyauterie, mais de là à arguer des heures sur le sujet juste pour le plaisir, là je décroche ! Reboot à la discussion : je m’informai de Delphine, qui travaillait elle dans l’Édition. Bon ! Là c’était intéressant. Thierry ne semblait pas offusqué le moins du monde; au contraire il écoutait sa blonde dans un silence admiratif. Correctrice, entre autres, en plus de participer à un haut niveau dans la gestion d’une collection pour une grosse boîte. Si j’avais encore ressenti des velléïtés littéraires, eu quelque relent d’espoir sur le sujet, éprouvé encore un peu de cette jeunesse aux dents longues qui mord comme un chien, un freesbee, dans les opportunités qu’offre parfois la vie, disons que Delphine serait immédiatement apparue à mes yeux comme un contact prometteur, une relation sur laquelle tabler avec convoitise. Mais j’ai horreur de ces froids calculs et m’interdis d’ordinaire de les pratiquer. Background catho, sans doute. Aussi, je n’ai pas glissé mot sur mes anciennes activités tout au long de son exposé, en lui tirant néanmoins les vers du nez pour qu’elle m’en révèle le plus possible. Bien normal : elle parrainait de jeunes écrivains, de nouvelles voix, et j’ai des amis écrivains qui font partie de la relève. Dont P***, qui m’a promis de venir me visiter plus tard cette année.

- Sans vouloir me montrer indiscret, ça fait-tu longtemps que vous êtes ensemble ?
- Y’a pas de soucis : tu n’es pas indiscret.
Ils se regardèrent avec tendresse et complicité.
- Plutôt, oui…
Dix ans, en fait. Ils songeaient à se marier. Ils économisaient leurs sous. Le mariage, de un. Juste un civil par contre, et avec des noces intimes. Mais il leur faudrait aussi bientôt une nouvelle voiture : la deux chevaux donnait de trop fréquents signes de fatigue (quoique de mon point de vue elle avait très bien roulé jusqu’à maintenant). Mais il y avait surtout l’enfant, qu’ils désiraient tous deux. Cette année s’ils le pouvaient. Chacun ayant un emploi stable, ils pouvaient enfin envisager l’avenir avec optimisme et commencer à construire leur vie en accord avec leurs rêves de toujours.

Ouais… Tout ça me refit penser à Sarah-Lyne… Où était-elle en ce moment ? Pensait-elle à moi ? S’était-elle inquiétée; au moins un peu ? Merde ! Pour une fois que je rencontre une fille aussi électrifiante, complexe, profonde et fragile ! Des années d’étude, d’approfondissement et de plaisir en perspective ! Pourquoi tout ne coulait-il pas de source, le couple ne se formait-il pas, naturellement, allant de soi ? Les événements grinçaient constamment. Son attitude était indéchiffrable; la mienne, trop évidente peut-être. Son attirance pour moi se concrétisait dans de subtiles mais incontestables détails quelquefois. Un regard, une lumière dans la pupille, un geste hésitant, un trémolo dans la voix, un frisson quand je la touche… D’autres moments, l’indifférence la plus complète, une camaraderie détachée, comme si je n’étais qu’une rassurante présence québécoise dans son exil parisien, la corde à linge criarde et familière dans l’arrière cour de son getho. Sarah-Lyne tenait de la volute qui s’envole et se dissipe, insaisissable, et dont ne subsiste qu’une odeur imprécise. Avait-elle pensé un instant son aveu d’hier ou n’était-il que tirade insouciante appropriée au théâtre du moment ? Ce pouvait être l’un aussi bien que l’autre. À ces pensées, une vague de tristesse roula sur mon âme sablonneuse. D’autant plus que ce couple manifestement amoureux en présence duquel j’étais laissaient eux des traces de pas dédoublés et parallèles, traînées languissantes disparaissant dans un gigantesque soleil couchant à la Lucky Luke sur une plage de Californie. Bordel ! Tout le temps les autres : ça finit par être agaçant ! Même si ce sont les meilleures personnes du monde. Parfois c’est comme ça la vie : surtout pour les autres on dirait... Anyway.

Au poste d’essence, quand il fit le plein juste avant d’arriver à Paris, Thierry refusa que je cotise.
- Pas question ! Tu es notre invité.
J’insistai un peu, pour la forme, mais j’étais soulagé de son entêtement, car il ne me restait que quelques francs sur moi.

Je me considérais tout de même chanceux d’avoir eu droit à un lift direct jusqu’à Paris en compagnie de deux personnes aussi sympathiques, malgré l’inconfort de leur deux chevaux, et je méditais en silence sur la possible amélioration de mon karma depuis mon arrivée dans l’Hexagone, mais de surcroît Thierry insista pour me laisser à la porte de mon appartement dans le quinzième. Ils refusèrent mon invitation à souper parce qu’il fallait préparer leur semaine, mais on promit de nous revoir bientôt et échangeâmes nos numéros de téléphone longs comme des coordonnées marines.
Ce fut un souper triste et seul dans mon nouvel apparte à chercher les ustensiles en pensant à elle, à tenter de me familiariser en cinquième vitesse avec les lieux tout en forçant pour l’oublier, avec en sus cet abattement de dimanche soir devant la tévé, quand le lendemain, on sait devoir reprendre le collier pour de longs, longs mois.
(Suite...)

3 commentaires:

Anonyme a dit...

Je suis addict. Ah coyote, c'est tellement bon :-)
Lumières

Coyote inquiet a dit...

Merci bien Lumi !

Innée la poétesse du dimanche a dit...

Je suis vraiment accrochée...Une chance que je me tape l'année 2005
Là je cherche dans mes 8 ans de radio les livres qui me sont passés sous le nez je vous cherche...lol Trop hot!! j'adore

Je regarde l'heure il est 22H46 je suis arrivée du travail vers 21h30 j'ai fait chauffé ma soupe et j'suis ici à lire depuis. Bon j'arrête pour ce soir un blog avec la surprise du mois le blogo-feuilleton :-)))