mercredi, août 13, 2008

V pour Vendetta - réécrit...

Me fallait une nouvelle en fin de semaine pour le Patnik Beatbois...
- Hèye, j'ai rien écrit depuis deux ans à part du code ou des travaux d'école.
-Ah, j'suis sûr que t'as un vieux texte qui traîne quelque part...
J'ai fouillé sur mon blogue et je suis tombé sur cet épisode, que j'ai remodelé légèrement... Après tout, pas que J-S Bach qui a le droit de repiquer !
Coyote inc. - le narcisso-blogue qui s'auto-plagie...

* * *

- Viens-t'en ! Je vais acheter de la bonne bouffe, on va faire du ski, du patin, de la raquette, ça va être santé. Tu vas voir, tu vas te reposer. Sors de la ville un peu; ça va te faire du bien !

Avec toutes les épreuves et les malchances qui me mitraillent depuis quelques temps, ajouté à cette grisaille hivernale citadine qui n’en finit plus et contre laquelle je n’ai trouvé, pour tout remède ou échappatoire, qu’une épuisante lithanie de sorties nocturnes, je me dis qu’il n’a peut-être pas tort et qu’une excursion de quelques jours en campagne immaculée serait la bienvenue. Par ailleurs, revoir un vieil ami et philosopher avec lui au coin du feu désennuierait sans doute notre fin d’hiver; du moins, m’aiderait personnellement à faire le point et reprendre mon souffle, ce dont j’ai grandement besoin en ce moment. De plus, il faut bien savoir pardonner un jour ou l’autre. Notre chicane a suffisamment duré. Notre vieille amitié, certes malmenée par une bouderie d’un an et déjà précédemment effritée par toutes les différences qui se sont immiscées entre nous, peut encore renaître de ses cendres. Avec de la bonne volonté, on peut tout ! Carcajou s’est sans doute civilisé… non, “humanisé” en un an. Il ne peut en être autrement : il s’est obligatoirement assagi au cours de son exil au Lac Long depuis que je l’eus mis à la porte de l’appartement l’an dernier. C’est inéluctable.

- On va être tranquilles, tu me le promets ? La dernière chose dont j’ai besoin, c’est de partir sur un nowhere ou de me faire embarquer dans un de tes plans de nègre !

- Je te le jure !

Il m’explique comment m’y rendre, comment traverser le Québec en fait, d’un point A à un point B, ce en passant par un “raccourci” supposé m’épargner une heure de route…

Ce n’est pourtant que six heures plus tard que je franchis, après avoir secoué la poudre blanche qui enfarine mes jeans jusqu’à la taille, le seuil de la porte… Me semblait aussi que de passer par le centre-ville en pleine heure de traffic un jour ouvrable n’était pas l’idée du siècle !… Dans le Sud, au moins, il ne neigeait pas. Mais sitôt traversé le pont, une première giboulée, puis une seconde… Rendu au contrefort des Appalaches, on n’y voyait plus rien ! Et la partie ne faisait que commencer ! Histoire de demeurer sur la chaussée et de ne pas laisser le vent persuader mon auto de plonger dans le fossé, je visais le halot lumineux des fardiers, seuls véhicules à oser circuler par ce temps, puis, à la dernière seconde, je crampais à droite, histoire de... bien, poursuivre mon chemin. Dans la même direction je veux dire. L'Enfer en robe de mariée.

En approchant des berges du lac, le temps s’est calmé un peu. L’essaim de neige voltigeait avec moins de frénésie sous les lampadaires. J'ai presque frappé un coyote, ombre aux yeux miroir. J’ai ralenti. Lui s’est arrêté. On s'est toisé. Son pelage était épais et beau comme il sait l’être en fin d’hiver. Il a continué sa ronde vers les chalets de la rive ouest, sans doute pour rapiner quelques restants de tables en renversant la poubelle d’un des rares riverains à habiter le coin durant la saison froide, et moi vers la planque à Carcajou, sur la berge est, après avoir contourné la tête du lac par le nord. Quand j’ai repéré l’entrée du chalet, qu’il m’avait bien décrite, et coupé le contact pour qu’aussitôt le silence envahisse l’habitacle, comme l’eau glaciale, la coque éventrée d’un sous-marin, je n’y voyais presque plus clair, les yeux rougis par l’effort, la fumée des cigarettes et l’haleine trop sèche de la chaufferette. Un peu comme au sortir d’une piscine trop chlorée.

- Une bière ?

- Salut… Ouais... Une... Mais je t'avertis, je suis pas venu ici pour brosser. Tu m’as promis qu'on serait tranquille…

Carcajou éclate de rire... Un rire démentiel, un rire à terrifier quiconque a conservé un brin de santé mentale. Rien n’a changé : Carcajou est encore et toujours le même.

Un coup d'oeil aux alentours me confirme la nature réelle de ses intentions. Dans le frigo : une demi pizza, un pain blanc à sandwichs, un pot de sauce à spag préparé par sa mère et un litre de lait; une livre de beurre toute graisseuse et approximativement remballée, ainsi qu’un pot de beurre d’arachides. Deux tomates et trois pommes se disputent le ring d’un panier d’osier déposé au centre de la table sur une nappe croûtée, entre le sac de cigarettes mohawks, le paquet de drum et un tas de vaisselle sale sur lequel il semble avoir neigé des brins de tabac. Près de la porte : deux caisses de 24 empilées, dont celle qu'il a talentueusement entamée en m’attendant.

- Ostie de Carcajou...

C'est ainsi que s’amorce la cure santé qu’il m’avait promise, à l’observer enligner les bouteilles vides et s’acheminer à vitesse grand v vers un taux d’alcoolémie respectable; largement suffisant en fait pour lui donner la parfaite excuse pour m’empêtrer dans un de ses plans de nègre à la con.

- Viens, on va prendre une bière à St-Machin, c'est pas trop loin ! On prend mon char puis je paye tout, le gaz, le pot, la bière.
- Je viens de faire six heures de route pour voir la nature, puis là tu veux qu’on en fasse deux autres pour aller en ville ?!…
- Envoye, on va aller voir les femmes, tu vas voir, ça va te changer les idées…

On se rend à St-Machin, avec mon auto… Évidemment, Carcajou, dans l’état qu’il s’est empressé d’atteindre, ne saurait prendre le volant…

- J’ai déjà pogné deux balounes, mon Coyote, deux !… Puis j’ai souffert, souffert ! pas d’auto. Conduis, toi, t’es bon !…

Comme quoi, on s’assagit forcément toujours un peu… Par ailleurs, je saisis maintenant le motif réel de l’invitation. Évidemment, si on prend mon auto, c’est qu’on utilise aussi mon essence… Et, une fois entré dans la merveilleuse discothèque de St-Machin, Carcajou a semble-t-il tout oublié des promesses du départ, puisque je paye ma consommation… Wow, quel endroit ! Ça valait largement les deux longues heures de route supplémentaire qu’on vient de se taper, à tenter de retrouver notre chemin à chaque fois qu’il se trompe dans ses "raccourcis", à éviter les chevreuils éblouis ou les vans qui roulent à 130 km/h - bandes de cons ! - dans les courbes et à flanc de montagne et qui à mon tour m'éblouissent entre deux bourrasques de ce vent qui saupoudre toujours les chemins ! J’aurais pas voulu manquer ça pour tout l’or du monde ! Quelque chose, quand même, la vie mondaine dans un cruising bar de campagne…

Je patiente quelques heures en l’observant se démener sur et autour de la piste de danse comme un diable de tasmanie en rut, à collectionner les refus, jusqu’à ce que sonne enfin le last call puis que s’allument les lumières sur les traits tirés des visages et que revienne à ma table l’hébété aux yeux hagards. Que ferait-on sans amis ? Finalement, il abdique ses prétentions de vendredi soir et consent, bien qu’à regret, à se replier vers les bois. Tout au long du retour, une épave pestilentielle ronfle sur mon épaule. À chaque fois que je la pousse avec une rage tout juste contenue vers la portière du conducteur, elle me rebondit dessus aussitôt, dégoûtante partie de balle au mur.

Nous arrivons à son chalet et ce sera bientôt l’aube. J’ignore comment je suis parvenu à ne pas m’endormir au volant… oui, je sais : la colère. Une colère sourde me mord à nouveau les lèvres. Comment fait-il pour me rouler ainsi à chaque fois, comment ?! Pourquoi diable lui ai-je une fois de plus fait confiance ?!…

Le pardon compose une bonne part de l’amitié…; je m’octroie une douce revanche : il a bien dormi, le bébé, pendant que je m’escrimais à nous ramener sains et saufs au chalet, repoussant seconde après seconde l’hypnotique appel des lignes blanches ? Et bien qu’il le poursuive, son roupillon, le bébé, maintenant qu’on est arrivés ! Comme il est attendrissant, le Carcajou : jamais je n’oserais perturber un si beau et si profond sommeil !…

Je ferme donc avec une infinie précaution la portière, puis m’engage en calant jusqu’à l’entre-jambes une fois de plus dans le “sentier” qui mène au chalet, abandonnant sans hésitation le dormeur dans ses draps imaginaires à moins quinze Celsius. J’entre, ouvre la lumière, rallume le feu et me cuisine sans scrupule un spaghetti que je nappe de la sauce à Maman préalablement réchauffée au micro-ondes, prenant bien soin de ne lui en rien laisser pour le lendemain…

Avant de monter à la mezzanine pour dormir, j’ai un moment d’hésitation. Si par malheur… Je me ravise aussitôt, me rassure. C’est ridicule, il ne mourra pas de froid : je le connais trop. Les Carcajous, ça ne meure tout simplement pas; c'est indestructible. C’est du type d’aventurier que tu expédies sur un train, dans un container ouvert, exposé aux quatre éléments, jusqu'au Yukon… le type à se tromper d’embranchement à Kapuskasing et à choisir un train qui part se perdre dans le Nord de l'Ontario, à tout de même finir par s’en apercevoir, la boussole étant encore plus têtue que lui, à sauter du train… et à revenir à pied jusqu’au lieu de son erreur, en ne se sustentant et en ne s’abreuvant que de coeurs de quenouille et d’eau de fossé pendant deux jours…, puis à reprendre, les pieds couverts d’ampoules, un autre train, le bon cette fois, et à continuer jusqu'en Alaska comme si rien ne s'était passé. Le type de voyageur qui revient prendre son avion à Charles de Gaule et qui marche de LeMans jusqu'à Paris… parce qu’il ne lui reste plus un franc en poche… parce qu’il a eu bien du fun chez les Bretons…

Comme de fait, à mon réveil le lendemain... quelques heures plus tard en fait, encore étourdi, je descends les marches et l’aperçois en train de ronfler assis sur le divan. Les jambes et les bras croisés, tuque enfoncée de travers jusqu’à la naissance de sa joue mal rasée. Il commence à ressembler à un clochard, des fois, je trouve. Il empeste la robine jusqu’ici. Pathétique. Et pourtant, quelle force vitale ! Quelle habilité à survrire !

Je décide de prendre le meilleur parti de la situation. Je n’ai pas conduit dans la poudrerie six heures durant que pour voir cuver un animal de son acabit ! Je prends soin de ne pas réveiller la bête, enfile mes pelures et sors du chalet. J’ai des patins dans le coffre arrière et, juste en face de sa bay window, se trouve une patinoire longue de plusieurs dizaines de kilomètres. On ne l’appelle pas le lac Long sans raison ! Encore aujourd’hui, un fort vent en balaye la surface d’acier poli et le zèbre de crêtes de neige !

Malgré ce vent du Nord capable d'user jusqu'à la gencive des incisives de lièvre, j’avale des kilomètres et des kilomètres encore avant de le traverser dans sa largeur seulement. Rendu sur la berge opposée, je m’étends dans la neige, bien à l’abri derrière un muret de sapins, par-delà la danse des hautes herbes.

Vers l’est, d’où je suis arrivé hier soir, je crois voir une voile. Loin. Très loin. Presque au centre du lac. Je ne l’aperçois que par instants fugaces au travers une brume de neige qui s’élève et retombe sans cesse. Malgré la soufflerie aux imprécations glaciales qui sévit toujous autour des conifères, et probablement jusqu’aux confins de l’univers, je me dis bof ! pourquoi ne pas aller les saluer ? Après tout, rien qui ne m'attende vraiment au chalet à part un Carcajou probablement déjà en train de replonger avec allégresse dans une aventure biochimique supplémentaire sur sa personne et de rejouer à la roulette russe avec ce qui lui reste de pensée cohérente; en supposant qu’il soit réveillé…

J’amorce donc le périple. Des kilomètres une fois de plus ! Mais j’ai le vent dans le dos. La vitesse atteinte m’impressionne parfois, et peu d’efforts sont requis. C’est comme un été de la vie, lorsque tout va bien, que plein de gens t’aiment et t’entourent, qu’aucun soucis matériel immédiat ne te menace. Des jours de vent de dos.

Ils sont trois. Un surveille les brinballes et comptabilise, assis sur le siège de la motoneige, les perchaudes dans un mutisme autistique. Il porte une suit de ski-doo comme celle dans laquelle m’emmitoufflait ma mère avant de m’expédier dehors pour l’après-midi. Le deuxième, plus bavard, travaille en ville et n’est ici lui aussi que pour la fin de semaine. C’est lui qui a convaincu son cousin d’aller quand même pêcher sur la glace malgré le vent. Le troisième s’est constuit une sorte de skate-board monté sur skis de fer sur lequel il a fixé une voile tempête. Un genre de trimarant à glace. Il décolle avec une telle accélération qu’il est forcé de tout relâcher à peine trois secondes après chacun de ses départs. Trop rapide, trop dangereux, prétend-il. Tomber à cette vitesse sur la glace dure, même avec un casque, il est convaincu qu’il se blesserait; aussi abandonne-t-il au bout d’un moment. Peut-être plus tard, si le vent se calme. Le tableau est un peu surréel : quatre humains perdus au milieu d’une savane blanche, à discuter de tout et de rien comme des inconnus un vendredi soir au bar…

Puis les orteils me piquent et, même si je n’en ai réellement envie, il me faut revenir vers le terrier du monstre, à l'extrémité nord du lac, avec cette fois un vent de face...

Deux heures à ramer ferme me sont cette fois nécessaires. Vers la fin du trajet, je ne sens plus ni mes pieds, ni mes doigts, ni mes joues. Heureusement, je porte un gros casque en lapin russe de l'ancienne marine soviétique et, les oreilles baissées, celui-ci vous sauve autant du baiser mortel de l’hiver que l’adversité ou la pauvreté, des fausses amitiés. Je tente tant bien que mal de redresser ma trajectoire vers le bon cap, une sorte d’hypothénuse des deux courses précédentes que je me suis mentalement tracée, mais le vent trime ferme pour faire dévier ma course. Malgré l’incofort ressenti, la beauté du spectacle me frappe. La furie des éléments, la dimension démesurée d’une patinoire qui vous fait saisir d’un seul coup les concepts d’infini et d’éternité; le soleil, hésitante preuve d’un prochain printemps, qui parfois apparaît entre deux escarpements de nuages, flou et évasif comme une lune de film de vampires; des tourbillons qui se dressent à l'improviste, mini-tornades spontannées qui décomposent la lumière en arc-en-ciels tels des prismes de verre ou des éclats de quartz. Des images de steppes sibériennes m’envahissent.

- Envoie, vas-y, Denissovitch, patine, ne t’arrête pas ! Si tu ne veux pas que la mort lente t’attrape.

*
Vie et mort sont les deux partenaires d’une même valse… J’en suis à ce genre de pensées profondes quand j’arrive enfin au chalet, le visage cramoisie sous l’effet des morsures du vent. Mais ce n’est pas le pire. Non, le pire, c’est ma faim ! Une faim de loup des Steppes sibériennes, en l’occurence. Je n’ai pas mangé de la journée, et ça commence à se sentir !

L’abomination est levée. Et déjà saoule. Yé, qu'est-ce qu'on s'amuse avec le Carcajou !... Ses cd jouent à tue-tête dans la caisse de bois au toit cathédrale qui lui vaut de terrier depuis douze mois et il hurle un désespérant karaoké, ponctué de rire gras qu’il lance à mon adresse à chaque entre-pièces ou temps plus faible.

- Gna gna gna gan.... que les hommes vivent... gna gna gna gna ... au loin les suivent...

Ta gueule…

Au moins, depuis que Porc-épic lui a refilé ses vieux cd, il chante autre chose que son sempiternel western…

Il est tellement heureux de recevoir de la visite ! me répète-t-il.

Puisque sa diète santé, finalement, est plutôt liquide, je me permets d’engloutir la demi-pizz qui sèche toujours dans le réfrigérateur. Il n’a même pas remarqué que la sauce maternelle est disparue...

Il était temps que je me sustente ! Je me sens aussitôt renaître, bien que j’aie surtout envie de m’étendre et de faire une sieste. Lui pète la forme et s’en décapsule une autre. Au même moment, une nouvelle idée de génie électrocute son crâne aux cheveux dressés comme dix mille paratonnerres – eurêka !

- On va veiller en Beauce, à St-Georges…
- En Beauce, par ce temps ?! T’es malade !… Puis t’as dit qu’on serait tranquilles…
- Ah mais ça, c’était hier ! Aujourd’hui, c’est un autre jour… Envoye, on va aller voir les femmes, tu vas voir, ça va te changer les idées…

Il me semble avoir déjà entendu ça… Lorsque tu es en visite chez quelqu'un, tu n’as pas vraiment le choix de suivre l'horaire d'activités qu'il te propose… ou t’impose. J'aurais de loin préféré m’effondrer dans le divan devant n’importe quel film ou ineptie télévisuelle, mais mon Gentil Organisateur tient mordicus à ce que je l’accompagne.

- Tu sais, j’ai pas d’assurances… C’est dangereux, le chauffage au bois; si je perdais mon chalet… Non, je peux pas vraiment te laisser seul ici…

Je comprends parfaitement. La compréhension est une part importante de l’amitié; tout comme la confiance…

On part presque aussitôt pour la Beauce; mais va passer par la Haute-Beauce, un autre de ses “raccourcis”…

Il s’apprête à embarquer dans mon véhicule…

- Attends une minute !… Chacun son auto, cette fois. Pas question que je refasse le chauffeur pour sa Majesté l’alco !…

Une certaine forme de perplexité traverse son visage, c’est très court, puis il éclate à nouveau d’un fou-rire et saute dans son auto comme le ferait un cow-boy sur une selle. Il donne du choke, concentré, la langue sortie comme un cigare, le retire graduellement, on est partis.

On parcourt l'échine des Appalaches comme le frisson né des doigts, la nuque puis le dos d'une femme. Le soleil se couche et le vent époussette toujours, à partir des récifs blancs qui la bordent, des embruns qui traversent la route dans toute sa largeur parfois. Il roule vite et j’ai peine à le suivre. Il a peur d’être en retard… Sa voiture a de meilleurs pneus que la mienne; et sa motivation est incomparablement plus galvanisée que celle que je traîne sans conviction dans de lents et prudents virages. Dans un rang, je repère cinq chevreuils dans une érablière : ils relevent nerveusement la tête à mon passage pétaradant. Ils ont tout déshabillé les arbres de leur écorce. La neige est haute cette année; ils ont faim.

Carcajou s’inquiétait inutilement : on n'est pas arrivé en retard aux bars, finalement. En tous cas personne ne semble le remarquer... Mais lorsqu’on est possédé par une furie de vivre comme celle qui habite Carcajou, on arrive toujours en retard à la fête ! et il faut inexorablement rattraper le temps perdu, ce en s'enfilant grosse sur grosse jusqu’à l’ivresse salvatrice.

La soirée s’entame, se poursuit, se prolonge, s’éternise, égale à elle-même, sissiparité d’heures creuses, maussades et bleues. Parfois je remarque un regard curieux dans ma direction provenant de la piste de danse, mais la majeure partie du temps je fixe distraitement les prouesses sportives à l’écran ou je commande une autre bière au serveur.

Dans toute cette faune de samedi soir qui grouille et frétille, tente tant bien que mal de se défaire des pellicules de la semaine, je ne reconnais aucun visage, sauf parfois celui de Carcajou, qui passe comme l’animal furtif - et titubant - qu’il est devenu à l’approche de la chasse ouverte que sifflera bientôt le premier slow. Enfin !

Je dors debout, mais je n’ai plus rien à boire et je sais pertinemment qu’il en reste pour une bonne heure encore avant que Carcajou n’abdique. J’en commande une dernière, mais je n’ai plus qu’une poignée de change. Je sors ma carte de guichet. Le serveur m’apprend que l’interac ne fonctionne pas et que même les cartes de crédit refusent d’exécuer leur habituel tour de magie… Heureusement, Carcajou, reniflant sans doute une piste fraîche, passe tout près de moi au même moment. Je l’agrippe par la manche.

- Hèye, Carcajou, tu me passes-tu cinq piasses, le Desjardins marche plus ? Je vais te le remettre après trois heures, aussitôt qu’on croise un guichet…
- Ben… tu sais… J’aime pas ben ben ça passer de l’argent…, me bredouille-t-il à moitié saoul.
- Ah, common, Carcajou ! Je te le remets dans moins d’une heure, aussitôt qu’on croise un guichet qui marche, j’ai plus une cenne !
- Faut pas que tu m’en veuilles, Coyote… C’est l’Bon Dieu qui m’a fait de même !…

Et il disparaît en trombe pour un dernier sprint de cruise, courant les slows d’un bar à l’autre, tel une caravane qui traverse le désert d'un point d'eau à l’oasis suivante.

Le serveur reprend sa petite bière en lançant vers moi de gros yeux réprobateurs… Ta gueule, connard ! On n’a pas tous la chance de ne pas avoir d’amis.

Il ne me reste plus qu’à ressortir et me rendre jusqu’à ma feraille, que j’ai stationnée près de la Chaudière derrière les bars. Elle peine à redémarrer, hoquète un peu dans les moins vingt, puis des hublots apparaissent sous le souffle tiède du dégivreur. Je n’ai pas l’impression d’attendre longtemps; c’est comme ça quand on a bu. J’escalade la rue du pont, tourne sur le boulevard Lacroix, franchis le ruisseau d’Ardoise et vais me stationner derrière l’église, dans la cour où je venais souvent jouer. J’éteins le contact, cache les clefs sous le tapis, passe en arrière, délace mes bottes, m’enroule dans mon sac de couchage comme dans un cocon, cale mon casque de poils. Juste avant que la vitre ne s’embue à nouveau sous mon souffle, j’ai le temps de contempler les reflets du quartier de lune sur le clocher de l’église où j’ai été baptisé et où je venais à la messe.

Parfois je me questionne. Je me demande combien de temps je vais pouvoir continuer comme ça…

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