Zaki Laïdi, une bolle. La tyrannie de l'urgence (1999), à lire si vous en avez la chance.
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Ouf ! Texte dense, touffu d’informations s’il en est un ! Un texte débordant de connaissances multidisciplinaires, d’observations d’une grande justesse, appuyées, paradoxalement, d’une probablement fort longue réflexion sur le sujet de l’urgence et de la place prépondérante qu’elle occupe maintenant dans la réalité de notre époque, dans notre mode de fonctionnement autant individuel que collectif.
Je ne saurais aucunement débouter ou déboulonner l’édifice du texte de Zaki Laïdi, tout d’abord parce que le niveau plus restreint de mes connaissances personnelles ne me permettrait pas de contester les appuis historiques ou philosophiques sur lesquels il fonde sa démarche, de un; de deux, parce que je n’en ai ni le temps ni l’espace suffisants pour le faire, si l’envie m’en prenait; et, surtout, de trois, parce que l’ensemble de son discours fait vibrer en moi, par sympathie, autant la corde sourde de l’intuition que celle, plus aiguë, de la raison, et que j’adhère presque intégralement à ses déclarations et prises de positions. Mes observations, perceptions, réflexions sur l’évolution ou les mutations, pour ne pas dire les bouleversements, qui ont aujourd’hui cours dans la société et qui sont indissociables de l’expérience intime de la vie de chacun des individus qui la composent, abondent dans le même sens que celui des propos de M. Laïdi.
Par contre, je ne saurais passer sous silence plusieurs éléments de son discours qui ont pu m’interpeller, m’agacer, m’ébranler, ou encore me questionner profondément. En voici quelques uns.
Si l’invention du télescope ou l’apparition de la perspective en peinture sont à l’origine de la pensée moderne, de la mise en place du temps-récit, du couronnement de la raison et de l’ère du projet, du devenir qui en a suivi, quel serait l’artéfact, ou l’événement crucial, le point d’inertie de ce retour de balancier (ou changement de direction) de la métamorphose actuelle ? Nous est-il permit de supposer qu’avec le recul des années, nous verrons l’apparition de l’ordinateur, du micro, comme l’instrument qui aura estampillé cette révolution, cette mutation historique ? Sinon, quoi ? les communications sous une forme plus large qui ont à toutes fins pratique rétréci l’espace, miniaturisé le monde, ce monde autrefois aussi vaste que pluriel ? Ce n’est pas la simple chute d’un mur en Allemagne, car l’édifice idéologique s’était depuis longtemps effondré à ce moment comme le précise ailleurs M. Laïdi. Est-ce qu’un seul choc pétrolier dans les années 1970 peut porter à lui seul tout le poids d’un bouleversement de civilisation, si ce n’est de sa complète métamorphose ?… Sûrement pas. Fausse question d’ailleurs, car M. Laidi esquisse aussi la multitude de phénomènes inter-reliés qui participent à une mutation d’aussi grande ampleur.
Des questions se posent en aval du postulat de l’urgence généralisée, de l’accélération du temps, de l’intrusion du futur dans l’espace du présent et de la loupe asymétrique au travers de laquelle nous abordons maintenant le réel… Y aurait-il corrélation entre l’accroissement de la population et de la densité, promiscuité, la disparition des projets communs de société, la surcharge d’information, l’atomisation de l’identité, des perspectives posées sur le réel ? Quel sera le développement du phénomène ? Le sentiment d’urgence continuera-t-il à s’accentuer comme un moteur emballé ? Est-ce un cercle vicieux duquel il est impossible de s’extraire ? Si tel est le cas, nous ne serons bientôt plus qu’une population de lemmings en course folle vers son vertigineux destin… Il faut du temps pour assimiler, décanter une information de plus en plus foisonnante : quand le trouverons-nous, ce temps qui nous glisse de plus en plus des mains ?
Plus près du texte, si, historiquement, des artistes comme ceux de la Renaissance et de la florissante période de production qui l’a caractérisée, puis ultérieurement, lors de la révolution industrielle et de la prédominance de la raison, d’autres artistes comme Proust, Matisse, Stravinski, en synergie ou en dissonance avec la mutation d’antan, ont balisé l’époque, le changement d’époque plutôt, qui seraient ceux qui réagissent au bouleversement actuel ? Serait-ce exclusivement les artistes qui participent aux nouvelles formes de l’information numérique ou qui y font écho ? Fort probablement que non. Pourrait-on identifier les premières intuitions du passage à l’Homme-Présent et à son univers fracturé, fragmentaire, dès l’œuvre de Jackson Pollock, Riopelle ou d’autres artistes abstraits, prophètes de la déconstruction, de l’atomisation, décrivant le mouvement vers l’individu et sa nature relative, ou encore l’érosion des certitudes et liants collectifs ? Antérieurement encore ?
Autre point. En page 16, en supposant que la société ne tienne plus que par un pacte superficiel de raison, comme l’énonce M. Laidi, et que l’édifice de l’histoire collective orientée s’est, lui, effondré, il est tout de même intéressant de noter que la mondialisation, métamorphose chaotique s’il en est une, s’est pourtant toujours affublée d’allures décidées et volontaires. On n’a qu’à penser aux ritournelles américaines, pour ne pas dire Bushiennes, de « nouvel ordre mondial », du « nouveau millénaire », de « nouvel axe »… Par ailleurs, on admet sans mal que les dérives utopiques et idéologiques aient pu conduire, de par l’héritage de l’âge de raison des lumières qui est toujours le nôtre, au no futur punk ou au cynisme des générations X et suivantes (?), je conçois mal que les intégrismes soient aussi mus par le même héritage de raison, même si la conquête du pouvoir peut aussi les aiguillonner, j’en conviens. Je crois pour ma part que les intégrismes sont plutôt un retour de balancier vers l’irrationnel (la foi par exemple), tout comme le foisonnement des sectes et pensées magiques de tous ordres. Un combattant du Jihad sur le point de commettre un attentat suicide ne peut être que motivé par l’avancement politique du groupe auquel il appartient ou de la cause qu’il défend; il faut davantage, il faut une croyance fondamentale, une foi irrationnelle qui insuffle un sens invisible, immatériel à son geste extrême. On est loin du calcul politique à mon humble avis.
Le post-modernisme ou notre nouvelle essence sociale serait caractérisée par un refus de suprématie de toute valeur (p.18)… une relativisation extrême donc, la perte de cadres et balises… Peut-on aller plus loin encore et supposer que ce relativisme serait lui-même devenu une valeur de base, une pierre angulaire du post-modernisme ? Cela induirait que la tolérance s’y grefferait automatiquement en tant que valeur jumelle, non ? Comment l’une pourrait-elle s’ébattre sans la présence de l’autre ?
Si Michel Torga qualifie l’universel d’individuel sans les murs (p. 19) et que la mondialisation serait le global avec des murs, quels seraient ces murs ? Des conformismes inédits, des barrières économiques, linguistiques, communicationnelles ? Cette phrase m’apparaît plus de l’ordre du jeu de mot que d’autre chose… L’universel cesserait de sous-tendre toute la condition humaine parce que les frontières s’estompent et que des nivellements multiples ont court ? Je crois que les deux concepts se situent à des étages bien différents.
Autre question : si la perspective est devenue perspective philosophique, puis système social érigé sur l’axiome du temps, car les architectures politiques suivent celles de la pensée, alors en quoi sommes-nous en droit de nous attendre éventuellement comme concrétisation politique des métamorphoses actuelles ? Une anarchie multiforme – et plutôt stressée ? Une dictature économique des corporations ? Un gouvernement citoyen ? De quel ordre, mondial ? Une polarisation : une humanité à deux vitesses, chacune étant le Club Med auquel rêve l’autre ?
Page 31, selon M. Laïdi, les idéologies néo-libérales se serraient tapies en embuscade depuis les années 30 pour se redéployer après le choc pétrolier de 1973-74… Il me semble pourtant que le libéralisme économique ainsi que les production et consommation à tout crin ont toujours été les deux chevaux du char économique américaine, non ?! L’expansionnisme du plan Marchal, pour ne citer qu’un exemple.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet épiphénomène qui a court en notre époque, sur les conséquences de notre passage de la téléologie à la déontologie, de la compression du temps, de l’exacerbation du présent et des mutations mondiales et individuelles qui se s’entrechoquent dans cette recette de changement majeur auquel nous assistons. Mais il faudrait consacrer beaucoup plus de temps et d’énergie à l’exercice que ne le prescrivait au départ la réalisation de ce court billet sur le texte d’une conférence de Monsieur Zaki Laïdi.
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C'est juste en attendant d'avoir de quoi à conter, finalement.
mardi, septembre 26, 2006
Petit commentaire critique sur la tyrannie de l'urgence, de Zaki Laïdi
Publié par
Coyote inquiet
à
1:32 p.m.
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2 commentaires:
C'est très intéressant ce texte !!! Parfois à des niveaux un peu trop élevés pour mon petit cerveau mais néanmoins troublant.
Merci !
C'est surtout le texte de Laïdi qui est intéressant et qu'il faut lire. ;o)
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