(... suite)
Je ne sais pas pourquoi, mais à Paris, à chaque fois qu’on foule une place célèbre ou découvre un endroit fameux et sur lequel on a écrit des chansons, la plus connue de celles-ci ou celle qui vous a davantage marqué vous monte inéluctablement dans le pharynx et vous vous surprenez à la chantonner, comme un réflexe, une action involontaire. Je ne saurais vous dire si c’est Freudien, Lacanien, Jungien ou Pavlovien, mais c’est observable et l’empirisme le plus élémentaire vous enseigne qu’il y a quelque chose là. Une sorte d’association entre la mémoire, le halo des souvenirs, le présent et la magie qu’un endroit mythique lui insuffle, surtout quand une fille dont vous êtes en train de tomber amoureux marche lentement à vos côtés en vous touchant le bras. Je l’avais remarqué quelques jours plus tôt, sur les Champs-Élysés… je ne sais plus combien d’Espagnols, d’Américains ou de touristes étrangers de toute provenance j’avais entendu chantonner ou tonitruer la pièce de Joe Dassin " Aux Champs Élysés… ". Moi y compris. C’est un peu aussi comme lorsqu’on foule ou revient à un endroit connu de soi, on dirait qu’une mémoire l’imprègne (lui est appareillée) et qu’à l’instar d’une éponge de douche qu’on presserait dans le creux de sa main, une eau d’émotions en jaillit et asperge tout notre être. On a alors envie de revoir, de renouer avec des personnes qui en d’autres temps d’autres lieux, sont discrets comme des morts (invisibles comme des fantômes) dans l’éventail de nos préoccupations et de nos relations. Un genre de loin des yeux, loin du cœur; ou près des lieux, près du cœur plutôt… Anyway, la chanson qui me grimpait aux lèvres en apercevant le moulin rouge, c’était " J’suis cocu, mais content ! Je m’en vais voir les petites femmes de Pigalle… ". Sarah-Lyne pouffa, puis se joignit à ma ligne mélodique hésitante et, à nous deux, franchement, ça donnait quelque chose de potable et qui nous aurait largement préservé de recevoir des tomatesBordel, je pouvais être tellement heureux à côté de cette fille ! Je ne comprenais pas qu’elle n’en ressente pas au moins le dixième, qu’ellen’éprouve pas une once du sentiment qui m’envahissait, impitoyable comme les légions romaines ou les hordes mongoles jadis, comme les éléments lorsqu’ils se déchaînent et dévastent au hasard une région du globe.
En passant devant la Locomotive, Sarah-Lyne m’avait demandé de l’attendre et de lui prêter de l’argent.
- Je vais te le remettre, promis !
- C’est quoi cet endroit là ? Qu’est-ce que tu veux aller faire là ?
- C’est une boîte de nuit très populaire. C’est ici que je viens me défoncer et danser des nuits de temps.
- Pis tu veux qu’on aille danser, là, tout de suite ? Regarde la file : y’en a pour une heure d’attente au moins !
- T’en fais pas; passe-moi l’argent et attends-moi ici. J’en ai pour quelques minutes seulement !
Je m’exécutai et éviscérai mon portefeuille du montant qu’elle réclamait, confiant en sa parole. Évidemment, les lignes d’attente, ce n’est pas pour Sarah-Lyne. Elle enlaça le costaud qui guettait l’entrée et lui donna pleine d’enthousiasme un bec sur chaque joue puis lui chuchota quelque chose à l’oreille. Sésame, ouvre-toi : elle disparaissait aussitôt à l’intérieur.
Elle fit aussi rapidement qu’elle l’avait dit. Elle ressortait avant que je n’aie fumé une cigarette au complet.
- T’as fait tes commissions ? ironisai-je.
- Oui…, répondit-elle, souriante et mystérieuse.
Je voulais en savoir davantage.
- T’es allé t’acheter du hasch ou de la coke ?
- Ni l’un ni l’autre, mon grand. C’est une surprise.
- Il faut que je me lève demain, moi. Puis je ne suis plus trop porté sur les drogues pour te dire franchement.
- Tu feras une exception.
- Non, Sarah-Lyne. Je prends pas de dope à soir !
- T’en fais pas; c’est pour en fin de semaine; pour le rave. T’as déjà essayé de l’extasy ?
- Euh… Non.
- Bon eh bien, c’est rien que ça que j’ai. Ça et puis autre chose d’encore meilleur. Tu vas voir : tu vas aimer ça.
- Bon, on verra, ok ? écourtai-je, sûr de mon nouveau karma comme d’une résolution au lendemain du jour de l’An.
Elle répondit d’accord, mais son sourire laissait voir qu’elle ne doutait pas le moins du monde de la conclusion de nos futures négociations. Je lui réservais une surprise…
C’est à ce moment que cette fille nous accoste, vous voyez le genre ?
- Oh le mignon petit couple. Par ici messieurs dames ! 50 F seulement et vous avez droit à une consommation gratuite à l'intérieur et des filles qui dansent sur scène.
- Pour le mignon petit couple, son approche marketing visait droit dans mon cœur de consommateur. Pour le reste, disons que je trouvais l’offre légèrement incongrue. En d’autres termes, c’était un bar de danseuses. Ok, je ne dis pas si j’avais été avec un pote ! Peut-être. Et encore, c’est tellement factice, si loin d’une véritable partie de jambes en l’air ! Mais là, en compagnie d’une fille qui me donne le tournis, c’était probablement le dernier endroit au monde où je voulais me trouver. Aussi je m’apprêtais à la remercier poliment, voire à ignorer ses propos et poursuivre notre chemin tels desmalentendants ou des automates pré-programmés. Mais Sarah-Lyne réagit à l’opposé de mes prévisions…
- Bonne idée ! On y va, Yves ?! Une dernière bière ! Tu me prêtes-tu encore un peu d’argent ? Envoye ! On va voir comment c’est les bars de danseuses ici ?
- Ben voyons, Sarah-Lyne… Ça doit ressembler pas mal à ceux de chez nous, tu penses pas ? T’es sûre que t’aurais pas plutôt envie de venir prendre une dernière Kronenbourg à mon hôtel pis qu’on débatte du prénom de nos futurs enfants ?
- Niaiseux !… Allez ! Fais pas la moumoune ! On va voir.
- Bien sûr ! Entrez donc ! insista l’autre. Vous êtes Canadiens, n’est-ce pas ? (…)
Cette fois-ci, je n’aurais pas répondu, mais Sarah-Lyne le fit. Et dans le temps de le dire, elle nouait une complicité avec la préposée au repêchage touristique.
- OK, allons-y d’abord ! Qu'est-ce qu'on a à perdre ? 50 francs ? C’est 10 piasses ! Pas vraiment cher pour une bière ici à Paris. On va aller les voir tes belles Françaises se trémousser. Rien qu’une petite dernière de toutes façons. C’est beau je te l’offre.
- Youppi ! Merci Yves.On entre. Le portier et le gérant qui discutaient se tassent souriants à notre passage et nous souhaitent la bienvenue. Pas besoin de tiper – je le sais maintenant. Comme dans tous les bars de danseuses, fait noir comme chez le diable là-dedans. Nos pupilles s’ajustent laborieusementJe découvre sous la lumière du néon mauve un endroit plutôt exigu, partout plaqué du chrome de circonstance. Comme chez-nous, mais en plus étroit; à l’instar des appartes, des douches, des trottoirs, des rues, des autos, des parcs, des boisés… La scène en plexiglass a trois pouces à peine de haut, avec en son centre un poteau. Elle est moins haute en tous cas que les talons des souliers ou bottes des filles. Il y a un canapé inoccupé sur le long du mur. Pas surprenant : on est les seuls clients.
- Ici, ça te va, Sarah-Lyne ? Est-ce que la vue te convient ?…
- Parfait Milord, qu’elle me répond avec ce sourire qui me chatouille le ventre.
On est pas encore assis que deux superbes filles nous apportent nos drinks 'gratuits' et posent leur popotin à nos côtés. Bon ok, des danseuses qui vont faire leur tour de chant tout à l'heure probablement. Contentes d’enfin pouvoir fraterniser avec de la clientèle. J’imagine que quand on choisit de danser nue, c’est un peu pour être admirée par des gens – autres que ses collègues ou son patron. Ni une ni deux et Sarah-Lyne amorce la conversation. Semblent cool. Sont superbes, qui plus est. Une Péruvienne et une mélangée Russe-Brésilienne, Miranda et Héléna. Leurs noms d’artistes je présume. Sont marrantes. Énormément d'entregent, de jasette. Comme Sarah-Lyne. Sympathiques, quoi ! Et intéressantes. Mais pas de taille avec Sarah-Lyne. La tornade ne tarde pas à les mystifier, les aspirer dans son vortex. Pourtant elles doivent en avoir vu d’autres ! C’est fou le charisme de cette fille. On se retrouve suspendu à ses lèvres, à boire ses paroles et savourer chaque silence comme la première gorgée d’un Bordeaux ou d’un scotch single blend de vingt ans. En un rien de temps elles succombent : elles paraissent folles d’elle. L’accent du Lac doit jouer pour quelque chose. Sarah-Lyne rend à l’exponentielle leur enthousiasme, histoire de leur montrer de quoi elle est capable. J’ai droit à un cyclone de paroles et de rires spontanés. Ça fuse de toute part. Étourdissant. On dirait trois filles sur la coke ou trois grandes amies qui ne se sont pas vues depuis des lustres. Je constate que les filles aussi, ça peut rigoler ferme et développer de fugaces camaraderies. Rien à envier à nos libations de mecs. M’arrive à moi aussi de pouffer ou d’en rajouter. N’empêche, dans cette pièce, je joue davantage le rôle de public. Chaque spectacle en réclame un. Faut bien que quelqu’un se sacrifie. Et c’est dans mes cordes. Sur ce plan, je suis plutôt le contraire de Sarah-Lyne. D’habitude, quand j’ouvre la bouche, on se tourne vers le voisin, peu importe ce que je m’apprêtais à ou ai eu le temps de dire. C’est un talent inné, un genre de prédisposition pour la transparence, de don pour l’invisibilité – une sorte de veston tissé d’oubli ou que je porte malgré moi. Peu importe, ça motive un gars à développer ses facultés d’écoute; et à s’y cantonner.
Leur copine, une magnifique brunette sur qui on a cousu un peu de vinyl rose apparemment, se tape une danse sur la tribunette. Une musique synthétique l’accompagne, genre techno ou house. Elles l’invectivent avec humour. L’autre répond à chaque fois avec cet accent du Sud, de Marseille peut-être. C'est rigolo et on ne perçoit aucune malveillance dans leur fausse engeulade. C’est tellement agréable toute cette féminité autour de moi : ça altère toutes mes pensées, mes émotions. Je suis privé de mes repères habituels et m’en porte impeccablement. Dans toutes les régions de mon cerveau, il y a de l’effervescence ce soir je trouve. Du vrai gaz carbonique. Ça pétille et ça pétule. Anyway, c’est un moment délectable et j’aimerais bien ralentir la Caniapiscau du temps comme un gigantesque barrage hydro-électrique.
Les pieds me restent collés au plancher néanmoins. Malgré les " Et toi mon mignon ?… ", les mains baladeuses ou les câlineries de Miranda, je prends mes précautions : je conserve mes distances, juste au cas ou après elle me dirait qu'il faut payer pour ce service ou quelque chose du genre. Excès de méfiance ? Trop sauvage ? N’empêche, on ne sait jamais : dans les grandes villes, à notre époque !...
- Allez, tu nous payes un verre mon mignon ?..., quémande (qué-manda) Miranda.
Bof ! pourquoi pas. Elle sont sympathiques et Sarah-Lyne s’amuse toujours autant. J’aime bien la voir aussi heureuse. De surcroît, demandé avec autant de charme et de gentillesse, un gars peut pas vraiment refuser. Elles commandent une sorte de cocktail stratifié bleu et rose fluo (les filles ne pourraient pas boire de la bière comme tout le monde ?!). Sarah-Lyne demande la même chose. Elles appellent ça un cathodique-mix. Je me satisfais d’un verre de bière à peine plus volumineux que ceux des brasseries ou tavernes. Les indigènes appellent ça un demi; la pinte, c’est un sérieux.
Le temps file. Je fatigue un peu. Sarah-Lyne fait preuve d’une énergie inépuisable. Ça pique mon orgueil : elle ne m’aura pas si facilement. Je prends un verre supplémentaire et leur offe à chacune un nouveau cocktail néonique. Elles demandent souvent du champagne. Je refuse à chaque fois. Quand même !... Correct pour payer un ou deux drinks, mais on va pas se ruiner non plus avec une bouteille de champagne juste parce qu'elles ont de beaux yeux et des manières affables. Ah, les femmes !… Pour le paquet de cigarettes, je veux bien. Après tout c'est soir de fête ! Et il n’en reste plus ni à Sarah-Lyne ni à moi. Va pour un Malborro.
Puis leur copine lacée de vinyle rose nanane de tout à l’heure vient nous rejoindre. Mais là, ça devient un peu trop chaud à mon goût. La poupée porno marseillaise en fait carrément trop. C'est beaucoup plus que je n’en demandais !
- Allez, tu nous payes une bouteille, le mignon Canadien ?...
- Euh… Non. Désolé.
- Allez, une bouteille de champagne... Du champagne ! Du champagne !Elle me met la main sur la queue et les seins dans la visage au moindre prétexte. Dur dur pour le ouaillekéké ! Je lance des regards exaspérés à Sarah-Lyne. Plutôt que de s’indigner ou de me secourir, Sarah-Lyne se marre dans son coin avec les deux autres et encourage la farceuse. Toujours comme ça dans la vie : seul au monde à chaque fois que ça va mal !… Ok, la fille est superbe et la situation loufoque à la limite, mais mon sixième sens à la Peter Parker vibre comme un cellulaire : ça commence à sentir l'arnaque... Et à plein nez ! Elle en fait trop. Mais je ne me laisserai pas prendre comme un con tombé de la dernière pluie. On est rusé, un vieux chimpanzé ridé par les grimaces, malin comme un ouistiti ! Un vrai renard ! Davy Croquett ou Daniel Boone qui connaît toutes les ruses des Indiens, la main sur le porte-feuille... Si elle pense m’avoir avec sa vente sous pression ! Haha ! Je ris dans ma barbe. De toutes façons, la Marseillaise est trop chaude et trop insistante : c'est une pute, ou quelque chose du genre. C'est rendu du harcèlement. C'est maintenant quasiment des danses à dix ! Je lui signale que je ne suis pas rentré seul et qu’en plus Sarah-Lyne et moi on est déjà avec deux filles en train de discuter et que j’essaie de boire ce qui reste de mon verre avant de sagement rentrer à mon hôtel... C’est ardu quand t'as deux seins en vinyle dans la face et une main qui tente sans cesse d'infiltrer ton pantalon !
- Allez, une bouteille, mon mignon, une bouteille !
- Là je perds patience
- Non bon ! Quand c'est non c'est non. Nenni. Nein ! No ! Ieh
Mon obstination la fait rugir de déception :
- Ahhhhhhhhhhhhhh !... Tu es radin ! Radin et ringard ! Radin ! c’est un ringard ce mec ! qu’elle lance aux autres.... T’es nul ! Je m’en vais !
C'est ça, va-t'en (commençais à en avoir marre de toute façon). T'as beau être belle…
Bon ok. Ça suffit les naiseries. On s’est fait du fun, mais là c'est fini : temps de partir. J’avale d’un trait ce qui me reste de bière :
- Bon, t’es-tu prête, Sarah-Lyne ? Je pense que c’est le temps d’y aller, là.On a été raisonnables : deux bières, deux cocktails pour les filles et Sarah-Lyne, pas vraiment saoul et il commence tout juste à se faire tard. Je ne devrais pas être trop maganné demain. Dis donc, c’est que je m’en viens adulte moi ? On dirait que la vie en France va me faire le plus grand bien. Sarah-Lyne se lève et s’étire comme une chatte alors que je me pâme devant ses magnifiques courbes (théoriquement, habillées comme elles sont, c’est les autres que je devrais regarder, non ? Anyway.) :
Allez, au revoir mes chéries.Salut les filles, vers la sortie, le comptoir... Merci encore mesdemoiselles, ce fut une charmante soirée.
Mister muscle à bagues, le gérant, se place en travers car Sarah-Lyne allait un peu trop au fond du comptoir à son goût... Trop près de la sortie...
- On ne part pas sans payer, mademoiselle.
(À suivre...)
lundi, janvier 17, 2005
Web_story - part IV. Une coproduction de Guy Cloutier et le Ministère de la Sécurité publique.
Publié par
Coyote inquiet
à
10:47 p.m.
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4 commentaires:
Je suis rivée....Hâte à la suite...
Lumières
Merci Lumières.
Et pourtant, l'action n'est pas encore commencée ! Sarah-Lynn a plein de tours dans son sac.
Arghhhhhhh ! Coït interrompu !
C'est comme la série "24 Hour" ton histoire, tu veux toujours nous garder en haleine! Mais dans la tienne il y a plus de matière intéressante.
Vivement la suite.
Evangéline
p.s. ni Mathilde ni Evangéline n'a de blog...et si tu connais pas Mathilde peut-être que tu connais Evangéline? Va savoir...
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